Gamers
(7 et 8)
Lorsque Gary réapparut en milieu de journée dans la salle d’entraînement, Larry l’accueillit par une bordée d’injures et des demandes d’explications qui restèrent sans réponse. Il ne décolérait pas. Déjà un peu plus tôt, en voyant revenir Gladys bredouille, il s’était emporté et avait menacé l’équipe de sanctions financières. AMD ne pouvait continuer, selon lui, à entretenir des joueurs incapables de sang-froid et qui, au moindre prétexte se comportaient comme des gamins. Gladys avait tu l’épisode de l’XO et supporté sans broncher les reproches. Peter, choqué par les propos du sponsor, avait quant à lui, tenté de voler à son secours, ce qui avait fini d’exaspérer Larry qui lui reprocha son arrogance et lui intima de se taire. Depuis, le clan avait tacitement adopté un profil bas.
Les parties reprirent, mais le cœur n’y était pas. Seul Lowyfun, qui était resté imperturbable pendant les coups de gueule de Larry, montrait un certain enthousiasme. Il profita du manque de motivation du reste de l’équipe pour marquer un nombre de points remarquable et remporter en solo des parties.
- Moi, gagner quand autres dormir… asséna- t-il à la fin d’un match.
La remarque, en temps normal, aurait soulevé des répliques cinglantes, mais elle ne recueillit du clan qu’une indifférence muette. Encéphalogrammes à plat, fonctions neurovégétatives en berne, le team n’était plus qu’un ramassis d’épaves, un anachronique et buté troupeau d’aurochs en voie de disparition. Même Peter, peu coutumier du fait, montrait de nouvelles et étonnantes aptitudes à multiplier les bévues, donnait des consignes ineptes à ses co-équipiers, les conduisant inexorablement à l’échec.
Le coach commençait à s’énerver. Larry lui avait vanté les mérites individuels de chaque joueur et il contemplait, abasourdi, une bande de béotiens, de débutants maladroits. Il lui fallait remonter le moral de la troupe, leur insuffler l’envie de gagner le plus vite possible.
- Bon, on marque une pause... Il va falloir tout reprendre à zéro. J’ai foi en vous. J’ai suivi le parcours de chacun et croyez-moi, vous formez une équipe de choc qui a toutes les chances de remporter le tournoi. Il nous reste quelques jours pour que chacun trouve sa place en dépit du fait regrettable que l’un d’entre vous ne participera pas au challenge final. D’ici là, je veux que vous vous serriez les coudes et vous vous éclatiez les tripes. Pas de loosers ici et pas question non plus de se laisser ensevelir sous des tonnes de non-dits. Chacun sera libre de me parler en toute franchise. Nous sommes à deux doigts d’une victoire, alors ne laissons pas passer cette chance. Votre chance ! Vous êtes des joueurs d’élite, des guerriers, pas une bande de bachi-bouzouks ou de mercenaires…
- Moi, pas bachi-bouzouk, moi ancien aide de camp Alexandre Loukachenko, grandissime chef armée biélorusse… s’indigna Anton, le visage empourpré. Si Lowifun être Bachi-bouzouk, lui quitter équipe sur le pré !
Max se retint à grand peine de rire et constata avec plaisir que la tirade d’Anton avait eu pour effet de détendre l’atmosphère.
- Sur le champ, Anton… pas sur le pré. Gary avait raison, il va falloir que je travaille avec toi ton anglais et il est hors de question que tu nous quittes, nous avons besoin de tes talents. Tu es un super joueur ! Peut-être le meilleur que j’ai eu à coacher ! Et je suis sûr que tout le monde dans cette salle est de mon avis… J’ai raison, n’est-ce pas ?
Peter, Gary, John et Gladys sortirent de leur bouderie respective pour acquiescer avec un maximum de conviction. Max sentit qu’il venait de leur faire franchir un pas. Il décida de livrer une information décisive.
- Par ailleurs, j’ai contacté Franck Burneys, un journaliste d’Xbox, le premier magazine de jeux vidéos aux States. Il est d’accord pour faire un reportage sur vous et sera là dans trois jours, juste avant le début du tournoi. Film vidéo, interviews, photos, vous serez à la une. Les nouvelles stars des pro gamers ! Alors pas d’entourloupe, sinon, gare au retour de manivelle. On compte sur vous !
Un frisson parcourut l’assemblée. Faire la une d’Xbox, ils en avaient tous rêvé…
Gary se prit la tête entre les mains et laissa échapper un soupir.
- Ça n’a pas l’air de le réjouir… murmura John à l’attention de Gladys.
- Ouais, bizarre, enfin peut-être pas… De toute manière, je vais vous laisser vous entraîner avec Lowifun… je déclare forfait sur Call of Duty et me concentre à partir de maintenant sur Starcraft… pas question de passer à côté…
- Tu vas pas faire ça Gladys !
- J’vais me gêner…
***
Contrairement à ce qu’elle avait secrètement redouté, Gladys n’eut pas besoin d’insister pour obtenir l’accord de Larry. Elle allait pouvoir dans les jours à venir se consacrer entièrement à Starcraft et avait même réussi à négocier avec l’armoire à glace, quelques heures d’entrainement en compagnie de Max. Le sponsor avait sans doute déjà caressé le rêve de voir une fille remporter un tournoi de la MLG et évalué les retombées financières d’un événement qui ferait illico le buzz sur la toile. Entre la pub dans le magazine et une possible victoire de Gladys en solo, il avait fait ses comptes et s’estimait gagnant sur tous les fronts. En revanche, Peter fut nettement plus réticent. Il avait le sentiment désagréable que son rôle de leader rétrécissait comme une peau de chagrin, entamé par la présence d’un coach directif et les velléités d’indépendance de Gladys. Il essaya de la faire revenir sur sa décision mais se heurta à un mur et à l’absence totale de soutien de la part de John et Gary. Autant faire avaler une brassée d’avoine à des lions affamés par des mois de disette. Devant tant d’obstination, il abandonna tout espoir de la faire changer d’avis.
Max, désormais assuré de l’entière coopération des joueurs établit un planning précis des séances pour le reste de la semaine qui se résumait à douze heures d’entraînements intensifs journaliers. Au fur et à mesure que les journées défilaient, un semblant d’harmonie gagna le clan. La tension entre Gary et Anton s’estompa peu à peu et à la fin de chaque match les acronymes type « G.G »* pleuvaient sur les claviers. Les doigts crépitaient sur les touches et les ordres fusaient sans discontinuité. Au terme du quatrième jour toute l’équipe était épuisée mais satisfaite. On était jeudi soir et le lendemain les séances seraient allégées pour laisser au journaliste d’Xbox du temps pour interviewer l’équipe. À vingt heures, Max suggéra une coupure et proposa d’aller dîner dans le quartier de Little Italy. Il proposa une fois, deux fois, trois fois…Scotchés aux consoles les joueurs l’ignoraient. Larry leva les yeux au ciel et les mains en signe d’impuissance.
- J’ai un vaisseau-mère en perdition… pas le moment de lâcher… grogna Gladys.
- Alors combien de sandwichs au pastrami et combien de canettes de coca ? hurla Max.
Des chiffres fusèrent en désordre, dans un brouhaha étourdissant. Le coach fit semblant de prendre des notes et composa le numéro du room-service sur le téléphone de la salle de réunion. Au moment où il raccrochait Anton leva vers lui un visage impavide pour préciser :
- Avec malossols, sandwich pastrami… puis il replongea son regard bleu acier dans l’enfer de Black Ops.
À vingt trois heures pétantes, Larry décida d’arrêter l’entraînement. Ses joueurs avaient des têtes de zombies et la moitié des sandwichs gisaient oubliés et encore intactes sur un plateau en métal argenté. Il décapsula une canette de coca qui émit un pschitt caractéristique, son qui miraculeusement ramena le team à la vie réelle. On s’étira, bailla, fit craquer ses jointures, puis chacun émit des suggestions pour améliorer la technique. Ultime séance de débriefing avant de regagner les chambres.
Une demi-heure plus tard dans la chambre 905, Gladys repassait dans sa tête les quelques erreurs qu’elle avait commises à l’entraînement. Impossible de dormir… Des armées de Zergs agressifs se profilaient derrière ses paupières dès qu’elle fermait les yeux. Elle quitta la chaleur ouatée du lit pour enfiler un jean et un T-shirt propre. Ce n’était pas le demi-sandwich avalé en début de soirée qui l’avait rassasiée. Elle avait faim et soif et le besoin irrépressible de côtoyer des êtres humains dépourvus de tentacules. Le bar de l’hôtel restait ouvert tard dans la nuit et en insistant un peu elle pourrait sans doute se faire servir du poulet froid, voire un hamburger. En sortant de sa chambre, elle crut reconnaître au fond du couloir John qui frappait à la porte de Gary, une console de jeux sous le bras. Son premier réflexe fut de le héler mais s’ils se retrouvaient à une heure du matin pour jouer à Call of Duty, elle perdrait non seulement son temps mais également de précieuses heures de sommeil. Elle opta pour une attitude discrète, longea le corridor, se faufila dans l’ascenseur et s’abandonna quelques instants aux accords lascifs d’un Lundu brésilien-andalou.
À peine avait-elle franchi la porte du bar, que deux hommes la dévisageaient avec l’insistance des mecs un peu ivres, en mal de chair fraîche. Elle ne répondit pas à leurs sourires lubriques et à leurs œillades torves. Elle commanda directement une Bud au barman avant de chercher des yeux une table à l’écart. C’est en explorant la pièce qu’elle reconnut au dessus d’un col d’une blancheur fluorescente une nuque à la coupe parfaite en grande discussion avec le sponsor de l’équipe d’Intel. Son sang se figea, sa respiration se fit courte et le mot « DANGER » s’imprima en lettres capitales rouges dans son cerveau. En butte à l’un de ces accès de synesthésie qui l’accompagnaient depuis sa tendre enfance, elle sentit, au sens littéral du terme, l’odeur du danger brûler ses narines… Le gars d’Intel l’avait aperçue et l’invitait à les rejoindre. Elle hésita, puis d’une démarche un poil trop raide, se dirigea, les sens en alerte, vers leur table.
* G.G : acronyme de “good game”
(à suivre...)
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