Une frénésie de nettoyage s’empara d’Abel dès le lever du jour. Il balaya, épousseta, aspira, lava comme jamais. Myrtille eut également
droit à une baignade qui à elle seule justifia un quart d’heure de remise en état de la salle de bains. Filou quant à lui, échappa de justesse à un shampoing en allant se
réfugier sous le lit de la chambre. Les meubles embaumaient la cire d’abeille, les miroirs reflétaient le moindre détail et le cadre en argent rutilait de mille feux. Abel
délivra le sapin de son filet puis le fixa sur un pied en fonte. Il sortit des cartons quelques boules, étoiles et guirlandes qu’il disposa au gré de sa fantaisie.
En milieu de matinée, il s’accorda une pause et se fit chauffer un café. Il n’avait pu obtenir de sa fille qu’elle vienne avec Sylvain partager son repas du midi. En revanche,
elle avait précisé qu’elle pourrait être chez lui vers quinze heures et rester jusqu’à l’heure du dîner. Cela lui laissait encore du temps pour vérifier chaque recoin des
pièces, traquer d’invisibles moutons sous les meubles, aérer la demeure puis promener le fox. Le ciel était dégagé mais la température voisinant le zéro maintenait en l’état la
carapace de neige sur les toits et sur la chaussée. Le cotonéaster fut rentré, débarrassé des flocons accumulés sur ses branches. Il constata avec satisfaction que le bourgeon
avait supporté la rigueur des derniers jours.
Le bonhomme avait tant remué, tant transpiré depuis des heures qu’il dut convenir que la seule chose sale dans cette maison, c’était bien lui. Il prit une douche rapide
accompagné dans sa toilette par une marseillaise entrecoupée de coups de sonnette. Un léger nuage de vétiver vint parfaire le tout et coupa court aux élans patriotiques du
mainate. Il s’habilla comme un dimanche: un costume beige, une chemise blanche, cravate de soie grège et pochette assortie. Le sentiment d’être arrivé à un moment crucial de sa
vie, de ne pas avoir le droit de commettre une erreur fut sans aucun doute à l’origine du soin qu’il prit à cirer une paire de botte à semelles de crêpe. Abel était ainsi
fait : les choses les plus importantes passaient par le souci de multiples détails. Une dernière inspection le rassura : les choses et les êtres étaient
présentables.
Le calendrier fut épousseté au plumeau et la case vingt-deux ouverte.
« Que l’inspiration soit avec vous ! Notre grand Voltaire se plaisait à écrire que le bonheur est souvent la seule chose
qu'on puisse donner sans l' avoir et que c'est en le donnant qu’on l’acquiert. Nous espérons que le petit bout de chemin que nous parcourons ensemble vous en aura
convaincu. Puisque nous parlons de dons, vous n’ignorez point que certaines personnes en ont de naturels. Les hasards de la vie ne leur permettent pas toujours de les exprimer.
Nous souhaiterions que votre œil avisé sache en reconnaître un et que votre vœu sincère et motivé l’autorise à fleurir. Donnant-donnant. Le Calendrier »
Abel pensa aussitôt aux dons de Myrtille qui s’épanouissaient dans l’ambiance tropicale de la douche matinale. La belle était suffisamment
dotée, inutile de la pourrir. Il réfléchit à tous les passe-temps de ses amis et songea que certains avaient bien du talent. De là à parler de don, il y avait un fossé délicat à
franchir. Il chercha ainsi sans succès de longues minutes. Filou assis devant la porte commença à aboyer, provoquant l’écho de sa fidèle imitatrice. L’appel de la balade
résonnait dans toute la maisonnée. Abel rendit les armes, enfila un pardessus, noua une écharpe de laine et déclara avec un accent gaullien : « Je vous ai
compris ! » Lorsqu’il ferma la porte, il discerna nettement la voix du Général entonner à tue-tête « Je vous ai compris ! »
Comme Abel se rappelait très exactement les goûts de sa fille, il fit halte chez le pâtissier pour acheter deux douzaines de macarons aux
tendres saveurs d’amande ainsi qu’une demi-livre de langue de chats. Il hésita devant de superbes brioches de Noël aux fruits confits et aux raisins, faillit partir sans en
choisir puis craqua pour la plus petite. Les passants, peu nombreux, marchaient en évitant de petites nappes de glace qui s’étaient formées dans le courant de la nuit. La ville
était toute entière plongée dans un état où l’engourdissement se mêlait à l’excitation des fêtes prochaines. Les visages étaient lourds de sommeil et les yeux étincelaient. Abel
salua quelques connaissances et Filou eu même l’honneur de pouvoir renifler à son aise la coquette bichonne de madame la mercière. Chacun y allait de ses souhaits de bonnes
fêtes et de ses sourires parfois un peu niais. Abel se plia avec naturel à ce petit jeu des civilités. Le soleil perça les nuages et ses rayons baignèrent la place Saint Pierre
d’une lumière dorée. Les flèches rutilantes de l’horloge de l’église l’avertirent qu’il était temps de rentrer.
Il mangea sans excès en pensant aux gâteaux achetés à l’occasion de la visite de sa fille mais s’autorisa un deuxième verre d’un bordeaux
qui avait le don naturel de le détendre. Les heures qui le séparaient des retrouvailles lui semblèrent les plus longues de sa vie. Il eut beau se plonger dans un recueil des
poèmes de Démère, son ouie toujours aux aguets guettait le moindre bruit dans la rue, de pas au seuil de sa maison. Il lui fut impossible de se concentrer. A quinze heures,
il ne tenait plus en place, passait d’une fenêtre à une autre, vérifiait son nœud de cravate, replaçait pour la dixième fois assiettes et tasses sur la table de la salle à
manger.
Le supplice perdura encore vingt minutes. Enfin, il entendit des éclats de voix derrière la porte suivis des trois notes de la sonnette. Un accusé de réception résonna dans la
salle de bains. Il se précipita dans l’entrée oubliant de vérifier au passage son image dans le miroir. Lorsqu’il ouvrit la porte, il eut un choc: Solange, avec l’âge, était
devenue le reflet de sa mère à quarante ans et Sylvain avait le visage de ses dix ans. Un silence lourd pesa un court instant sur l’émotion des retrouvailles. Abel le rompit en
les engageant à rentrer :
« Ne restez pas là les enfants, vous allez attraper froid… »
Sylvain, le premier, s’essuya consciencieusement les pieds sur le paillasson de l’entrée et tendit ses lèvres vers la joue de son
grand-père. Solange eut droit à un baiser apaisant. La gêne se dissipa peu à peu et la maison se remplit de bruits de conversations où les rires fusaient entre les dialogues et
les confidences. On parla beaucoup des animaux, mais Abel mentit sur l’origine de leur présence. Il craignait de parler du calendrier et de perdre la confiance de sa fille.
Solange était volubile mais mentit sur la véritable raison de sa visite. Elle parla du père de Sylvain, mais omit l’essentiel. Pouvaient-ils en si peu de temps ouvrir leurs
cœurs ? Pouvaient-ils risquer de briser le fil tenu de complicité qui recousait en cet instant les blessures anciennes ? Ils ne s’en sentaient ni l’un ni l’autre le
courage. Sans le savoir tous les deux pensaient en même temps qu’il était encore trop tôt pour tout dire.
Seul, Sylvain, tel un enfant de son âge parlait, riait et jouait avec naturel. Il se prit de passion pour Filou et s’extasia sur Myrtille. La pureté de son regard et la
fraîcheur de son rire lavaient la maison de tous les restes poussiéreux des souvenirs accumulés. Par sa simple présence, l’atmosphère devenait limpide, légère et fruitée. Abel
lui proposa de jeter un coup d’œil à la petite voiture en bois qu’il avait pratiquement terminé. L’enfant accepta avec joie. Ils descendirent tous les trois dans la cave et le
vieil homme lui fit découvrir la Vivastella miniature, lui expliqua en détail à qui elle était destinée. Sylvain observa le jouet sous toutes les coutures, la fit rouler sur
l’établi en hochant la tête d’un air approbateur, puis son regard se voila et ses sourcils se froncèrent.
« Elle est très belle… très belle, presque trop belle… » jugea-t-il d’un ton d’expert
« Pourquoi, trop belle ? »interrogea Abel
« En réalité grand-père, je ne pense pas qu’il s’agisse d’un jouet. C’est une auto que l’on aime regarder mais avec laquelle on n'a
pas envie de jouer, cela dit, sans vouloir vous vexer »
Abel fut surpris par la remarque de son petit-fils. Surpris et déçu à la fois.
« Tu peux t’expliquer un peu plus ? » Insista Abel.
« Vous m’avez dit que vous l’avez fabriquée pour le jeune frère d’un garçon de sept ans, et quel âge a-t-il ce frère ? »
« Je pense dans les trois ans.. je n’en suis pas sûr à cent pour cent, mais ce serait logique »
« Alors, je maintiens grand-père… cette superbe auto n’est pas faite pour lui »
« Et qu’as-tu d’autre à me proposer? » Rétorqua Abel piqué au vif.
« J’ai peut-être une idée… Vous permettez que j’aille chercher mon carnet dans le sac ? »
Abel acquiesça tout en jetant à sa fille un regard étonné.
« Ce n’est rien papa, laisse-le faire, j’ai l’habitude » lui confia-t-elle un sourire amusé aux lèvres.
Sylvain fut bientôt de retour avec un carnet de croquis et un crayon à la mine taillée. Il ouvrit le carnet à une page blanche et sous les
yeux ébahis du bonhomme se mit à dessiner. Les croquis s’enchaînaient les uns derrière les autres. La main était ferme et le tracé aussi. De face, de profil et de dos, la
silhouette d’un engin ressemblant à une coccinelle au museau arrondi remplit une page, puis deux, puis une troisième. Il revint sur un détail et ajouta des ombres portées. Quand
il eut fini, il tendit le carnet à son grand-père :
« Elle est peut-être encore trop ronde, mais je crois qu’elle tient bien dans la main et ne risque pas de se casser… »
Abel feuilleta les pages du carnet. Des paysages, des chats, des portraits de sa mère, des esquisses de bonhommes, des têtes de gamins
faisant des grimaces, des fleurs et des objets de toutes sortes s’étalaient, se chevauchaient en un désordre vivant mais toujours esthétique. En dehors de quelques
maladresses de perspectives et de quelques erreurs de proportions, l’ensemble montrait une étonnante maîtrise du dessin pour son âge.
« Il y a longtemps que tu dessines ? »
« Depuis que je sais tenir un crayon avec mes doigts » répondit le plus sérieusement du monde Sylvain.
« Et tu aimerais faire quoi plus tard dans l’existence ? » ajouta Abel
« Devenir Michel-Ange… »
« Un ange tu l’es déjà, mon gamin… il ne te reste plus qu’à te faire un prénom »
Abel ferma les yeux et sincère et motivé, il l’était.