XI
Un verre plus tard, Jules, dont les yeux humectés trahissaient tout autant la tristesse que l’ivresse, reprit d’une voix pâteuse son récit :
- Dans le coin, la résistance était assez importante. Les cocos, enfin les communistes, j’vais pas non plus te faire un cours de politique, avaient organisé la résistance dont le pivot était Georges Guingouin dans le maquis limousin. Un gars fortiche pour organiser et mener le combat contre les allemands, mais tu vas voir, un gars aussi pas totalement clair, du moins c’est mon avis. Quand les ricains ont débarqué en Normandie en 44, les schleus ont vu rouge et décidé d’éliminer la résistance en frappant dur et quand les schleus frappent dur, c’est tout sauf de la rigolade. Je te dis pas les ratissages dans la région, y compris dans notre beau Boischaut. Ça tirait dans tous les coins…et la milice française s’est bien régalée avec leurs copains boches. Des têtes brûlées, des grands couillons les miliciens, de la vermine que même un rat, il voudrait pas en grignoter les restes. Les maquisards ont salement morflé mais les petites gens aussi jusqu’à cette atrocité d’Oradour-sur-Glane, pas loin de Limoges, où ils ont tué tout ce qui tenait debout sur deux jambes ou avec une canne et les bébés aussi. Ils ne faisaient pas dans la dentelle d’habitude, mais là ils ont carrément pété un câble. Si tu voyais ce qui reste du village mon pauvre Arsène, tu refuserais de te baguenauder au milieu des ruines, comme si l’odeur des cendres et du sang y était définitivement incrustée et que les fantômes des pauvres habitants y erraient toujours. Je te jure, les souris aussi, elles ont du cramer.
Arsène enregistra cette dernière information sans réellement s’en émouvoir, car, habitué aux délicatesses culinaires de son bon maître, son instinct de chasseur s’était émoussé. Il prit pourtant une mine affligée de manière à rester en sympathie avec Jules et ainsi, l’encourager à poursuivre sa narration. Ce qu’il apprenait de la bouche du cantonnier éveillait sa compassion mais la douce chaleur de la cuisine et le repas délicieux qu’il avait dégusté à petites bouchées, lui faisaient espérer que cela dure le plus longtemps possible, au moins jusqu’à la fin de sa digestion. Son espoir fut comblé lorsqu’il entendit Jules se racler la gorge, signe que la suite des confidences était imminente.
- Après ce massacre, au mois de juin le Guingouin et ses maquisards encerclent Limoges pour forcer l’état-major allemand à négocier. La ville était comme une chausse-trape avec le Jérôme coincé dans son usine. La Marthe a bien essayé de le faire revenir au bercail. Elle a tout tenté et fait taire ses réticences pour demander de l’aide au père Blandin, notre actuel maire, qui à l’époque prétendait faire partie de la résistance. Faut dire que le Blandin, elle l’avait repoussé dans sa jeunesse, mais pas fier de ce côté-là, il l’avait poursuivie de ses avances, même une fois mariée au Jérôme. Les deux gars, ils avaient même fini par se foutre sur la gueule, un soir où le Blandin était allé trop loin, au bal de la Saint Jean quand il en avait un coup de trop dans le nez. Y parait, mais ça c’est la Marthe qui le dit, que le Blandin lui aurait promis d’intervenir et de faire protéger le Jérôme. Il aurait eu des relations en haut lieu. Déjà vantard ! M’est avis que la Marthe lui a concédé quelque chose en échange, car je connais le bougre et il fait rien pour rien. De l’oseille peut-être ou bien des largesses de celles que l’on consomme au creux d’un lit ou dans les meules de foin. La Marthe n’a jamais lâché le moindre mot sur l’arrangement conclu. En tout cas, s’ils ont couché ensemble, ils sont restés discrets. V’là la Marthe un peu rassurée et qui se prend à rêver de son homme bientôt à ses côtés. D’autant qu’au mois d’août, Guingouin et ses troupes entrent dans Limoges désertée du gros des forces allemandes. La ville est libérée. La nouvelle se propage vite et tout le monde finit pour de bon par croire à la victoire. On sort les drapeaux tricolores qu’on accroche aux fenêtres, on chante, on se bécote dans le patelin… T’aurais du voir la fête… le vin gris a coulé à flots. Tiens, rien que d’y penser, ça me donne soif…
- Ah non ! s’exclama Arsène dont la tête tournait à chaque nouvel effluve d’alcool.
Cela lui avait échappé et pris dans l’ambiance du récit, il s’attendit à des représailles… Quels horribles sévices allait-il subir ? Il attendit, le regard fuyant, bien décidé à vendre chèrement chaque millimètre de peau. Pourtant rien ne se produisit. Il leva ses grands yeux sur Jules qui fumait tranquillement sa pipe, perdu dans ses souvenirs. Une rapide inspection de la table lui prouva que la bouteille d’eau-de-vie n’avait pas bougé de place. Il se détendit peu à peu, relâcha un à un ses muscles, laissa échapper un soupir puis susurra d’une voix mielleuse :
- Donc, si je comprends bien, tout allait pour le mieux…
Ces quelques mots sortirent le cantonnier de sa rêverie.
à suivre...
©Alaligne