Le temps a passé… vingt longues années en réalité. Si je gratte l’écorce de ma mémoire, je retiens de cette soirée de Noël, l’étonnement, voire l’émerveillement qui m’a submergé en cette nuit exceptionnelle. Les humains me sont apparus comme des êtres étranges mais aussi beaucoup plus proches de mes amis lutins et lutines que je ne l’imaginais auparavant. Ils étaient capables, quand ils le souhaitaient, de transformer le monde qui les entoure, de créer des moments magiques ravissants et enchanteurs. Bien entendu, ils gardaient beaucoup de travers, doutaient et hésitaient souvent. Je faillis en faire les frais…
Dans la semaine qui suivit les fêtes, je fus le témoin et l’objet de discussions qui me firent trembler de la tête aux racines. On s’interrogeait dans la maisonnée sur ce que l’on ferait de moi une fois débarrassé de mes décorations. Aucune pudeur… Ils ne prenaient même pas la peine de s’isoler pour en discuter. Ils délibéraient en me regardant droit dans les yeux. Un vrai tribunal de cour d’assise. Birgit en avocate générale, réclamait une condamnation rapide avant que je ne perde mes aiguilles et qu’elle soit obligée de balayer tous les matins mes restes. Klemens en avocat de la défense, arguait de ma beauté, de mon odeur délicate pour clamer mon innocence et proposer de me transplanter dans le jardin. Hans ayant adopté l’attitude pondérée du juge, pesait chaque argument et émettait parfois des objections prétendant par exemple que la saison n’était pas propice à une transplantation et que je risquais de dépérir en une lente et cruelle agonie avant l’arrivée du printemps. Effy, quant à elle, se contentait de répéter ce qu’elle entendait de son frère et de ses parents, se comportant en parfaite petite greffière. Enfin, au terme d’une très longue délibération, ils décidèrent à l’unanimité, Effy étant sortie de son rôle de perroquet fidèle, de m’entreposer à l’abri du porche de l’étable et d’attendre l’arrivée des narcisses et des perce-neiges pour me trouver un lieu d’accueil dans le jardin. Il fut en outre stipulé qu’il incomberait aux enfants de veiller à ce que je ne manque pas de nourriture pendant ma période de mise à l’essai.
Je vous avoue qu’un long soupir s’échappa de tout mon être à l’écoute du verdict. Sauvé in extremis, mais sauvé quand même !
Ce qui fut dit, fut fait. Je tins bon pendant quelques mois, abrité du gel par un auvent de chaume et par la douce chaleur animale émanant de l’étable. Klemens et Effy furent aux petits soins pour moi, couvrir la surface du pot de paille légèrement humide et surveillèrent régulièrement tout signe de faiblesse. Au début du printemps, Hans creusa un grand trou assez éloigné de la demeure puis me planta dedans. J’eus tout d’abord des difficultés à m’acclimater au lieu et je pris un peu de retard de croissance. Aujourd’hui encore, je suis un peu moins grand qu’un épicéa de plus de vingt ans, mais je n’ai rien perdu de l’harmonieuse répartition de mes branches et mes aiguilles luisent à nouveau d’un vert profond.
Laissez-moi maintenant vous donner des nouvelles de ceux que vous avez croisé dans votre sommeil.
Rip au bout de quelques années s’est retrouvé au chômage. Les enfants grandissaient, se montraient plus dociles
et sages et il lui devint extrêmement difficile de leur faire faire des bêtises. Il déménagea dans une ferme proche où venait de naître un bébé et où des jumeaux de quatre ans excitèrent son
imagination. En dépit de son aversion pour les jeux de plein air, il vint régulièrement me rendre visite pour me raconter, la mine hilare et les crocs saillants de ses babines, les nouveaux
tours pendables de son invention.
Je vis aussi à plusieurs reprises mon ami renardeau descendu au village faire ses courses. Certains villageois
élevaient des volailles qu’ils laissaient vaguer autour de leur maison ; trop belle aubaine pour l’appétit glouton d’un canidé sans scrupule. Nous jouâmes au Mikado souvent sur un coussin
de plumes, mon incorrigible ami profitant de l’abri de mes branches pour cacher ses larcins. Il était resté fidèle à sa promesse et avait creusé son terrier au bord de ma clairière natale.
C’est ainsi que j’appris que j’avais un petit frère qui promettait d’être aussi beau que moi.
De son côté, La Parisette collait aux basques de Hans avec une obstination remarquable. Elle le suivit pas à pas
tout au long de ces années. Ce qu’elle préférait c’était l’accompagner dans de longues promenades au travers des prés et dans la forêt. C’est elle qui le guidait vers les endroits où des
champignons de toutes sortes poussaient en abondance puis brouillait sa piste après la récolte afin de ne pas dévoiler à d’autres cueilleurs les bons coins. Pézizes écarlates, hygrophores de
mars, morilles, pleurotes, russules verdoyantes et charbonnières, chanterelles, armillaires de miel, bolets, craterelles, pleurotes… pas un seul de ces champignons n’échappait à sa traque. La
qualité et la quantité de ses cueillettes lui valurent une réputation flatteuse dans le village. Tous estimaient qu’il disposait d’un don et d’un flair inégalables. Ma lutine qui connaissait
parfaitement le pourquoi d’un tel succès, en tirait une fierté certaine. Elle paraissait ne pas voir les fils d’argent qui striaient maintenant les tempes de Hans ; Lorentz eut beau lui
expliquer que les humains sont mortels et qu’un jour celui-ci nous quitterait, La Parisette niait l’évidence et trépignait de colère en prétendant qu’il mentait. Pourtant, ces derniers temps,
lorsqu’il fume sa pipe les soirs d’été près de la statuette de Saint Wendelin, je la surprends tendrement nichée contre son cou, le couvant d’un regard empreint de mélancolie et lui
chantant des comptines nostalgiques. Elle s’inquiète au moindre rhume et commence à ralentir sa marche lors de leurs escapades. Plus ou moins consciemment, elle sent qu’il lui
échappe.
Klemens a maintenant vingt huit ans. Il est parti voici bientôt six ans années faire ses études à Düsseldorf. Il
s’est très tôt passionné pour la photographie et s’est trouvé en la personne de Peter Carsten, le grand photographe, un maître et un ami. Il sillonne le monde, explore des espaces sauvages et
vient de publier ses premiers clichés dans le National Geographic. Il est revenu cet été, appareils photos en bandoulière et a passé de longues semaines seul dans le Schwarzwald. Peut-être un
jour verrai-je sur la couverture d’une revue ma clairière et mon frère ?
Effy est devenue une superbe jeune fille. Je regrette seulement qu’elle se soit coupé ses longs cheveux bouclés
et qu’elle ait abandonné ses jupes courtes pour des jeans parfois troués. Elle veut devenir médecin et lorsqu’au mois de juin elle s’allonge sur une couverture à l’ombre de mes branches,
qu’elle révise consciencieusement à voix haute ses cours avant un examen, Lorentz ne perd pas une miette de ce qu’elle dit. Il apprend avec elle par cœur l’anatomie humaine et m’a déclaré
récemment que son rêve serait de devenir chirurgien. Car ce bon Lorentz est toujours dévoré par la soif d’apprendre. Sa curiosité est toujours en éveil et là où je ne vois parfois que
l’apparence des choses, lui, il cherche toujours à comprendre et une fois qu’il a compris à transmettre son savoir. Cher Lorentz, comme ton amitié m’est précieuse !
Birgit quant à elle, n’a pas toujours vu d’un bon œil ma présence. Il faut vous préciser que je suis resté fidèle à ma manie de faire table rase de toute autre espèce végétale sous ma circonférence et ce, au grand dam du carré de superbes lupins et digitales pourpres qui enorgueillait cette délicate jardinière. Je vis le carré se déplacer d’endroit à trois bonnes reprises. Birgit finit par en prendre son parti et alla planter ses vivaces à l’autre bout du jardin. En dehors de ce désaccord irréductible sur les qualités spécifiques de mes aiguilles, nous entretenons de très bons rapports. Il lui arrive même parfois de faire sécher une taie d’oreiller sur l’une de mes branches. Elle prétend que l’odeur de résine lui assure un paisible sommeil. Elle ressemble un peu moins à ma lutine, quelques rides ayant fané son doux visage, mais elle reste aussi vive et alerte que lors de notre première rencontre. Sa gaîté, la générosité avec laquelle elle entreprend chaque chose, même minime, font plaisir à voir. Pragmatique, elle fut également la première à décider que puisque la famille disposait d’un sapin de Noël à temps plein, il n’était plus utile d’aller en prélever dans la forêt. Il suffisait de pendre à mes branches quelques décorations résistant aux intempéries et de m’emmailloter dans une guirlande électrique multicolore. Hans fut mis à contribution pour donner corps à son projet.
C’est ainsi que je devins leur seul et unique sapin de Noël. Quand la période des fêtes approche, je repense à
mon histoire de jeunesse et à tous les sentiments qu’elle m’a fait connaître. Devenu grand et fort, il m’est possible maintenant en tirant sur ma cime de voir ma mère qui est de plus en plus
belle. A la tombée de la nuit, profitant du calme et d’un vent léger, nous échangeons de tendres paroles. Il m’arrive aussi en tendant bien l’oreille d’entendre la nuit les prédictions de
Markus. Il est un peu gâteux et se trompe de manière régulière, mais sa voix reste un point de repère, l’un des multiples repères qui permettent à un épicéa de devenir mature.
Le jour se lève… il est temps que je vous laisse… des cadeaux vous attendent… mes derniers mots glissent sur vos joues comme une caresse… un baiser avant de vous quitter, un souffle sur vos cils… et à une prochaine nuit peut-être ?
FIN
©Alaligne
« Tout conte de fées est un miroir magique qui reflète certains aspects de notre univers intérieur et des démarches qu’exige notre passage de l’immaturité à la maturité. Pour ceux qui se plongent dans ce que le conte de fées a à communiquer, il devient un lac paisible qui semble d’abord refléter notre image; mais derrière cette image, nous découvrons bientôt le tumulte intérieur de notre esprit, sa profondeur et la manière de nous mettre en paix avec lui et le monde extérieur, ce qui nous récompense de nos efforts. »
Bruno Bettelheim, in « Psychanalyse des contes de fées »