Louis Pauwels
1920-1997
Pour présenter cet écrivain-journaliste, j'ai préféré plutôt qu'une biographie traditionnelle, reproduire dans
cet article des extraits du discours prononcé par Henri Loyrette à l'INSTITUT DE FRANCE - ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS, le mercredi 10 novembre 1999.
Il y a des hommes que la mort livre tout préparés, la notice nécrologique dûment calibrée, soigneusement apprêtés
pour un grand sommeil et un éternel oubli. Il y a des hommes que la mort nous présente défigurés, méconnaissables, pas beaux à voir ; défigurés par la haine qu'on leur voue comme par l'admiration
d'un petit troupeau d'adorateurs. Louis Pauwels est de ces derniers.(...) On déplorera qu'une carrière aussi diverse, contrastée, aventureuse, soit réduite à son ultime phase. Louis Pauwels est
donc mort à droite, très à droite, pour certains fascisant et antisémite. C'est ainsi que la plupart le voient aujourd'hui ; c'est ainsi qu'il se savait vu, tour à tour blessé de cette caricature
et fier d'être ainsi méconnu. Oublié, en effet, le romancier, le poète, l'essayiste. Oubliées les prises de positions courageuses contre la peine de mort et le soutien apporté à Robert Badinter,
face à un lectorat qui ne réclamait pas tant de mansuétude. Oubliés les avatars d'une vie exceptionnelle qui fit de cet enfant pauvre un journaliste et patron de presse redoutés. Souvent il
reconnaissait avoir tout fait pour susciter cette réserve ou cette détestation, citant volontiers Saint-Simon : «mon estime pour moi-même a toujours augmenté dans la mesure du tort que je faisais
à ma réputation.»
Il se charriait lui-même, s'amusant d'être devenu «l'idole des bourgeois». Mais il savait aussi le malentendu qui l'opposait à son public : «L'ironie de ma position, écrivit-il peu de temps avant
sa mort, c'est que j'étais souvent au Figaro en opposition avec les gens qui m'approuvaient. Leurs raisons n'étaient pas les miennes. Ils pensaient à tort que je défendais leurs privilèges.
J'étais frappé de leur manque d'intérêt pour la culture. Ils n'en acceptaient et n'en retenaient que ce qui les confortait dans leur statut de bourgeois.»
Mais le tort qu'il fit constamment à sa réputation était d'abord fidélité à ses engagements ; car il demeura intact et invariable, uniquement soumis à la quête de sa vérité. C'est ce que je
reconnais avec admiration, moi qui ne partage ni la plupart de ses idées politiques, ni ses goûts artistiques, ni même ses choix littéraires ; mais j'aimerais avoir sa force d'âme, son courage,
son opiniâtreté. Cette défiguration de Louis Pauwels était d'autant plus facile que le personnage apparaît contradictoire. Il est soucieux de reconnaissance sociale et l'avoue ; il est heureux de
ses succès et de ses relations ; mais il n'a pas de mots assez durs contre cette bourgeoisie dans laquelle il s'est fondu et à laquelle il reproche, je le cite, «d'estimer que toute politique
n'est jamais qu'un prolongement de l'économie, que les idées ont peu d'importance, que le culturel est la part du pauvre.»
A peine a-t-il conquis une position qu'il la regarde avec méfiance, soudain mal à l'aise, déjà soucieux de changer de place. C'est ainsi qu'il n'est jamais là où on l'attend et qu'il trompe son
monde non par roublardise ou malhonnêteté mais parce que très peu l'ont suivi dans son cheminement. Il le constate avec une certaine amertume : « J'ai érigé une figure de moi où je loge
malaisément parce que je m'y vois vu étranger par des esprits qui me sont proches.» Cet homme, si soucieux d'établissement, s'est toujours trouvé dans une situation instable. Il sait aussi le
prix qu'il a payé pour en arriver là ; ce qu'il appelle la «revanche sociale» et qu'il considère indubitablement comme un des moteurs de son existence, lui a coûté cher : «Je suis devenu l'homme
que je suis en envoyant à la mort mes jeunes féeries.» Il sait aussi ce qu'il a sacrifié au journalisme, une vocation d'écrivain mise pour de longues années entre parenthèses. Car Louis Pauwels,
on l'a oublié, est d'abord un romancier. C'est par un roman, l'admirable Saint Quelqu'un qu'il se fait connaître en 1946. C'est pour redevenir romancier qu'il quitte avant l'heure le
Figaro Magazine et ses ultimes efforts seront pour le roman quand, gravement malade, il dicte les derniers chapitres de ses Orphelins. Il n'est pas inutile de le rappeler quand
aujourd'hui le roman est aussi galvaudé, humilié, quand il entre si communément dans ce qu'on appelle un «plan de carrière», simple produit destiné à faire croire que le tout venant médiatique,
l'homme politique, le journaliste ont, à défaut d'un style, un cœur ou un sexe.
(...)
Au lendemain de la guerre, Saint Quelqu'un fixe donc l'univers d'un jeune homme de vingt-six ans, une banlieue grise, uniforme, atelier et dortoir des pauvres, en marge d'une ville
lointaine et inaccessible. C'est là qu'il a grandi, c'est là que son esprit reviendra constamment jusqu'à la fin de ses jours.
(...)
Louis Pauwels est né Louis Bouju le 2 août 1920 et de tout petit milieu.
(...)
Tout, son éducation, son histoire, ses goûts, rattachent Louis Pauwels au XIXème siècle. Sa mère est ouvrière
typographe, d'une famille parisienne depuis plusieurs générations. Un soir d'automne, à la sortie de l'école elle dit à son fils qui venait d'avoir sept ans que son père, le Gustave Bouju dont
elle était la femme, n'était pas son vrai père ; que son père était un bourgeois belge, du nom de Pauwels, d'une riche famille gantoise et qu'elle avait naguère épousé. Le déracinement, la trop
grande différence sociale avaient rapidement conduit cette union au naufrage. Elle était donc rentrée chez elle, dans ce milieu ouvrier dont elle était issue, et où elle s'était remariée avec
Gustave Bouju, ouvrier tailleur. Et c'est ainsi qu'à l'âge de raison, Louis Bouju, dans son tablier noir à boutons rouges, devint Louis Pauwels. Toujours il se reverra sur le chemin de la rue
Blomet, écoutant terrifié cette confession : « Longtemps, dire mon nom que j'appris si tard dans l'épouvante fut un tourment. Je déclarais mon identité avec un sentiment de gêne et d'étrangeté.
Ce jour-là, tenant ma mère par la main, je fus déraciné et replanté de biais.» Il se retrouvait ainsi, et définitivement, entre deux, entre deux milieux, entre deux cultures, «un hybride, comme
il le dira, familial et social», rattachant à ses origines flamandes son appétit de vivre et sa robustesse comme son amour pour les peintres de ce pays. Mais toute sa vie, il resta tourné vers
Athis-Mons, vers Juvisy, vers cette banlieue indécise où il avait grandi ; toute sa vie surtout il garda la mémoire de son beau-père, rappelant son souvenir et ses leçons, l'homme qu'il a le plus
aimé, le plus admiré. Rendre hommage aujourd'hui à Louis Pauwels c'est d'abord, comme il l'aurait voulu, rendre hommage à Gustave Bouju, ouvrier tailleur, autodidacte, d'origine très modeste.
«c'était un mystique romantique, précise Louis Pauwels, un socialiste lyrique, humaniste et visionnaire, disciple de Jaurès et de Hugo. Il a renoncé à enfanter lui-même pour mieux se consacrer à
moi. Il fut mon véritable père, celui du cœur et de l'esprit.»
Cette révélation brutale le divisa à jamais il se vit écartelé entre ce père d'esprit qui le tirait, disait-il, vers le ciel et le surnaturel et le père de sang qu'il ne voulut jamais rencontrer
mais qui l'entraînait vers la terre, la matière épaisse, ce qu'il appelle «les profondeurs biologiques.» Rien que de très banal que ce tiraillement de l'âme et du corps, cette aspiration à un
bien suprême toujours contrecarrée par les appétits ordinaires. Mais ce fut chez Louis Pauwels une vraie souffrance, portée quotidiennement comme un cilice et qui, ressassée, exaspérée, produite
de livre en livre, guida sa vie. C'est, en effet, à cette fracture initiale, que l'on doit cette quête d'unité qu'il ne pouvait trouver qu'en Dieu, ce cheminement étrange et erratique qui le mena
de la discipline sévère de Gurdjieff au tardif refuge dans un catholicisme qu'il adapta à son usage. C'est aussi ce qui aiguisa son ambition et son désir de parvenir. Parvenir n'est pas le mot
juste car il n'eut jamais rien d'un parvenu mais distant, élégant, s'habillant avec recherche, aimant les belles étoffes et les parfums, dandy peut-être jusque dans ce qu'il cultivait à
merveille, le plaisir aristocratique de déplaire. Il voulut s'établir, illustrer son nom, ce nom qu'il s'était si difficilement approprié. C'est ce qu'accomplit son élection à l'Académie des
Beaux-Arts et il en était justement fier.
(...)
Son dernier roman, Les Orphelins, prend acte de ces joies et de ces succès mais gâchés par
l'incompréhension qui l'oppose à son fils ; ce fut là, tout autant que les attaques et les calomnies, la cause d'une douleur incessante.Dans Les Orphelins, le héros admire chez sa fille
«la capacité à se hisser» qu'il oppose à l'attirance de son fils pour tout ce qui est obscur, ce qui grouille, ce qui nuit. Cette «capacité à se hisser» fut incontestablement une des vertus de
Louis Pauwels et permet de résumer ainsi sa vie jusqu'au lendemain de la guerre.
(...)
C'est entre 1946 et 1955 que Louis Pauwels publia l'essentiel et le meilleur de son œuvre romanesque, Saint
Quelqu'un, Le Château du dessous, L'Amour monstre. Il récidiva, vingt ans plus tard en 1976, avec Blumroch l'admirable, dialogue philosophique plus que roman, et
en 1994 avec Les Orphelins, ouvrage passionnant parce que largement autobiographique mais qui n'a pas, à mes yeux, la qualité des livres des années quarante et cinquante. L'écriture en
est âpre, volontairement sèche, toujours tendue et forte, souvent d'une grande violence. Rien de tiède, rien de mou, rien d'humide. Il refuse ce qu'il appelle le «lisse», cherche les combinaisons
inusuelles, n'élime jamais les rugosités. Aucun de ses livres ne ressemble aux autres et jamais il ne reproduit une formule à succès.
(...)
Au début des années 1950, Louis Pauwels était donc un écrivain non plus prometteur mais déjà reconnu. C'est alors
qu'il entreprend une carrière de journaliste qu'il poursuivra, on le sait, sa vie durant et qui est, avec son œuvre romanesque, un de ses titres de gloire. Il serait trop long de détailler tout
ce que fit Louis Pauwels dans ce domaine. Rappelons, seulement pour souligner l'ampleur de ses moyens et la diversité de ses talents, qu'il collabora à Carrefour, au Figaro littéraire, à
l'Aurore, à Paris Match, qu'il devint à vingt-neuf ans rédacteur en chef de Combat, puis de l'hebdomadaire Arts et de Marie-France, qu'il fut éditorialiste à Paris-Presse, chroniqueur à RT.L.,
qu'il produisit à la télévision le magazine culturel «En Français dans le texte» et qu'enfin il fonda et dirigea, à la demande de Robert Hersant, Le Figaro Magazine et Madame Figaro. A cette
débordante activité de journaliste, il faut rattacher celle d'éditeur. Il participe à la création de la «Bibliothèque mondiale», première édition de poche des classiques, fonde avec François
Richaudeau et Jacques Mousseau, le Club des amis du Livre qui édite et diffuse par correspondance les textes les plus importants de l'hermétisme et de l'ésotérisme, lance en 1961, la revue
Planète et, en 1973, «Question de», cahiers trimestriels de recherche littéraire et spirituelle.
Cette énumération souligne une des qualités principales de Louis Pauwels, son insatiable curiosité. Par le journalisme, il touche aux sujets les plus divers ; et cette occupation, avec ce qu'elle
a de toujours immédiat et d'incessant, comble le besoin d'activité d'un homme qui avoue que se distraire l'ennuie et qui ne sait pas ne rien faire. Le journalisme lui permettait aussi d'être de
plain-pied avec son époque, de s'intéresser aux grandes idées comme aux petits faits du jour et rien ne pouvait mieux lui convenir : aller de l'avant, préfigurer l'avenir quand tant d'autres
gardent les yeux fixés sur un passé nostalgique. Il combattit cette attitude qu'il considérait néfaste et réactionnaire, s'attaqua à la sinistrose ambiante - le mot est de lui et fit florès -
donna l'exemple d'un optimisme non pas béat mais nécessaire parce que créatif. (...)
Mais ces ressources du journalisme avaient aussi leurs revers et il les dénonça régulièrement, en particulier à la
fin de sa vie quand, abandonnant ce métier, il voulut prendre du recul et se consacrer à l'écriture. Car être journaliste, c'est aussi être englué dans l'instant, ne pas voir loin et ne pas
prendre de recul.
(...)
Cette tyrannie du moment qui, pour lui, signe le journalisme mais aussi les attaques multipliées, la pression
constante le conduisirent à des réflexions tardives et désabusées. «J'aurais bien aimé n'être qu'un artiste» répétait-il ; ce qui voulait dire : je n'ai pas été assez fidèle à ma vocation
d'écrivain ; mais aussi : j'ai trop sacrifié au quotidien, gagner sa vie, se laisser rattraper par la politique. «Et c'est ainsi, concluait-il, qu'un homme né pour vivre à distance s'engage dans
le combat au jour le jour.»
(...)
Louis Pauwels nous demande donc de dissocier le journaliste de l'écrivain qu'il fut précédemment et de pardonner
au polémiste en considération du romancier et de l'essayiste. Je crois qu'il a tort et toute sa trajectoire montre, au contraire, la pertinence des moyens qu'il choisit pour s'exprimer et leur
constante interaction. Ainsi la revue Planète est naturellement issue du Matin des Magiciens, reprend et développe les mêmes questions mais sur des modes différents. Le Figaro-Magazine
n'est pas seulement une tribune contre le socialisme et l'étatisme mais, en faisant une large place aux arts et aux sciences, témoigne de la curiosité et des goûts anciens de Louis Pauwels et de
la place prépondérante et égale qu'il accorde à ces questions dans sa vie et ses ouvrages. Il est un autre caractère frappant des publications qu'il dirigea, c'est leur beauté, je veux dire la
qualité des images, le soin apporté à la mise en page et sa nouveauté, la volonté très marquée d'une revue l'autre, de produire de beaux objets.
(...)
Ce n'était pas pour Louis Pauwels préoccupation de journaliste mais fidélité à des prises de position anciennes et toujours soutenues. A la Libération, en effet, Pauwels qui, à la suite de tant
d'autres en ce siècle, défendait la culture populaire, participa à la fondation de «Travail et culture». A cette association subventionnée par l'Etat et qui reprenait bien des aspirations du
Front populaire, collaborèrent Pierre-Aimé Touchard, Pierre Schaeffer, Charles Dullin, André Bazin, Jean-Louis Barrault... Il y avait deux grandes idées, rappelle Pauwels : que le théâtre cesse
d'être un lieu -clos pour élites, que le peuple en retrouve le chemin ; que la créativité artistique devienne l'expression naturelle du peuple. Pour servir la première idée, nous remplissions des
salles, par des billets à prix réduits et une propagande auprès des syndicats et dans les usines. On organisait des débats avec les metteurs en scène et les artistes, avant et après le spectacle,
pour des salles d'étudiants et d'ouvriers. Pour servir la seconde idée, on formait des animateurs qui initiaient les gens à la peinture spontanée, au chant, à la danse, à l'expression
corporelle... C'était une importante organisation. Nous avions des milliers d'adhérents. Nous avons aussi fondé le premier grand cinéclub avec Bazin.»
(...)
L'éclectisme de Louis Pauwels est d'autant plus admirable que ses goûts artistiques furent limités. En littérature, il pouvait énumérer comme proches et vénérés les noms les plus divers
Céline, Flaubert, Montherlant, les Stoïciens, Alphonse Allais, San Antonio, Ambrose Bierce, Chesterton. Mais la musique ne le touchait pas du tout et en peinture, outre son amour atavique pour la
peinture flamande, il s'intéressait surtout à des artistes qui gravitaient dans sa mouvance, ce qu'il appela le réalisme fantastique où j'ai du mal à voir autre chose qu'un succédané du
surréalisme et à quelques maîtres et amis contemporains, au premier rang desquels Labisse et Trémois. Et Salvador Dali bien sûr. Il admire le Catalan, fasciné par le personnage plus que par
l'artiste ; à l'été 1967, il le voit longuement à Port Lligat : «Nous étions seuls. Nous causions. Il peignait. Nos thèmes étaient ses passions mentales.» De ces entretiens sortit un ouvrage
Dali m'a dit, fondamental pour la connaissance du peintre qui le considérait «le meilleur livre jamais écrit sur moi.»
(...)
A côté du romancier, du journaliste, il faut donc considérer le chercheur; et c'est seulement après l'avoir peint
sous ces trois espèces que le portrait de Louis Pauwels paraîtra achevé. Les avatars de cette quête peuvent paraître déroutants, des leçons de René Guénon à la discipline sévère de Gurdjieff, aux
mystères ésotériques jusqu'à la conversion tardive. Mais il en a résulté deux ouvrages importants qui ont plus fait pour la réputation de Louis Pauwels que l'ensemble de ses autres écrits. Le
premier est une vie de Monsieur Gurdjieff qu'il publia en 1954 au sortir de cette expérience. C'est un livre étonnant et l'un de ses meilleurs ; c'est, en effet, un modèle de biographie,
exact, documenté, disposant des témoignages divers et contrastés, exhumant des sources inédites, mêlant toujours à propos les considérations générales à la précision des faits. L'autre est le
fameux Matin des Magiciens qui fut, en 1960, un considérable succès de librairie - deux millions d'exemplaires vendus - et devint avec le lancement dans la foulée -de la revue Planète un
véritable phénomène de société. Cette «introduction au réalisme fantastique» - c'est là son sous-titre - fut écrite en collaboration avec Jacques Bergier que Pauwels avait rencontré cinq ans plus
tôt et qu'il vénérait. C'est Bergier qui allait organiser et orienter les lectures dispersées de Pauwels et canaliser les influences les plus diverses Rimbaud, Ramakrishna, Guénon, Gurdjieff,
André Breton et les surréalistes.
(...)
Dans le Matin des Magiciens, Pauwels repose une question qu'il avait déjà posée au moment de l'expérience Gurdjieff : «Est-ce que cette immense et folle ambition de comprendre que je
promène comme en dépit de moi-même à travers toutes les aventures de ma vie, ne pourrait être, un jour, entièrement et d'un seul coup satisfaite?» Alors il avait cru que les exercices rythmiques
accompagnés de musique, les techniques de respiration et de concentration mentale prônés par le maître pour, je cite Pauwels, «amener l'individu à Etre, à se rappeler à lui-même, à refuser tous
les automatismes, à être conscient et en état d'éveil», lui apporteraient cette réponse. Elle ne vint pas ; et à danser tel un derviche sur une musique de Gurdjieff, Louis Pauwels faillit perdre
un œil et tomba à quarante-huit kilos. Il ne porta cependant jamais un regard négatif sur cette expérience. Gurdjieff, avouait-il, l'avait un peu détruit et un peu construit mais surtout lui
avait enseigné une discipline et une ascèse ; les exercices spirituels pour être efficaces doivent être pratiqués avec l'acharnement et la constance d'un virtuose travaillant son instrument.
C'était trente ans plus tard, en novembre 1982. A Acapulco, des cocotiers, des flamants roses, la piscine à cascade d'un grand hôtel à l'heure de la sieste. Il ne tomba pas mais il fut jeté à
terre : «On m'a poussé, répétera-t-il». Et cette chute, ce corps brisé et bientôt ficelé sur un brancard furent les signes d'une conversion : «J'eus sourdement et peu à peu la conviction d'avoir
à me relever dans un tout autre état intérieur.» Il est difficile de mesurer l'efficacité de la grâce. Et Pauwels, proclamé catholique, a pris de singulières libertés avec le dogme, aménageant le
Credo et le Notre-Père, niant la résurrection des morts. Peut-être, après avoir tant erré, a-t-il adopté le Dieu des Chrétiens, le mien, le vôtre, par commodité, parce que, homme, dit-il, «d'un
sang, d'un sol, d'un passé, d'une langue», il l'avait en quelque sorte sous la main et qu'il était inutile de chercher plus loin. En tout cas il fut apaisé et considéra désormais son passé non
pas comme autant d'incarnations, successives, incomplètes et désordonnées, mais comme l'effort persévérant d'une «âme bonne, droite, une et unie» selon la formule de Marc Aurèle qu'il aimait
tant. (...)
Il a soixante-cinq ans et rend une dernière visite à Salvador Dali sur le point de mourir. Et ce grand vieillard
enveloppé dans une longue robe blanche, la bouche distendue, une sonde dans la narine, articule péniblement après un très long silence : «l'âme est immortelle.» Il est lui-même proche de la mort.
Deux attaques successives l'ont brisé. Il ne peut plus lire ni écrire, réapprend peu à peu, remplissant de mots des cahiers d'écolier.
C'est ici que je vous retrouve, cher Louis Pauwels. Nous avions jusque là si peu en commun, ni les origines, ni l'éducation, ni les convictions. C'est ici que je vous trouve enfin. Dans la
patience, dans l'étude et la recherche. Vous repartez à zéro, vous recommencez à épeler le monde, vous combattez jusqu'au bout. Ainsi je vous vois. Ainsi je vous aime. Peut-être vous êtes-vous
souvenu de ce que vous imploriez à la fin des voies de petite communication : «Je me hâte maman. Je recommence tout. Je redemande enfance.» Vous avez été tristement exaucé car, en dépit
des honneurs, en dépit du soin des hommes et de la miséricorde de Dieu, nous basculons toujours «sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans cierges.» Et c'est ainsi que, le 28 janvier 1997,
vous vous êtes retrouvé tout uni et tout nu, dans la lumière crue du Jour.
*****
Pour comprendre la virulence de certains de ses éditoriaux, voici le fameux
"Monome des zombis" du Figaro Magazine du 6 décembre 1986, qui fit beaucoup réagir en son temps... (suite aux manifestations étudiantes contre la loi Devaquet):
« Il y a cependant de l'authentique dans ce qui pousse étudiants et lycéens à manifester. On ne s'est pas
assez avisé de la dégradation de notre environnement culturel dans les années 1980.
Ces jeunes avaient entre 8 et 14 ans en 1981. Ce sont les enfants du rock débile, les écoliers de la vulgarité
pédagogique, les béats de Coluche et Renaud nourris de soupe infra idéologique cuite au show-biz, ahuris par les saturnales de "touche pas à mon pote", et, somme toute, les produits de la culture
Lang.
Ils ont reçu une imprégnation morale qui leur fait prendre le bas pour le haut. Rien ne leur paraît meilleur que
n'être rien, mais tous ensemble, pour n'aller nulle part. Leur rêve est un monde indifférencié où végéter tièdement. Ils sont ivres d'une générosité au degré zéro, qui ressemble à de l'amour mais
se retourne contre tout exemple ou projet d'ordre.
L'ensemble des mesures que prend la société pour ne pas achever de se dissoudre : sélection, promotion de l'effort
personnel et de la responsabilité individuelle, code de la nationalité, lutte contre la drogue, etc., les hérisse.
Ce retour au réel leur est scandale. Ils ont peur de manquer de moeurs avachies. Voilà tout leur sentiment
révolutionnaire. C'est une jeunesse atteinte d'un sida mental. Elle a perdu ses immunités naturelles ; tous les virus décomposants l'atteignent.
Nous nous demandons ce qui se passe dans leurs têtes. Rien, mais ce rien les dévore. Il aura suffi de cinq ans
pour fabriquer dans le mou une telle génération. Serait-ce toute la jeunesse ? Certainement pas. N'ayant pas à courtiser les minus, osons dire que c'est la lie avec quoi le socialisme fait son
vinaigre. »
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Créé en 1998, le Prix Louis Pauwels récompense annuellement un essai sur des questions de fond de société,
en mémoire du journaliste.
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En bonus: 1/ Une courte vidéo de Louis Pauwels:
2/ La chanson Le Matin des magiciens de 1969 par le groupe Magic
Circus...:))
Et son écriture (?):
Je vous avoue avoir un petit doute quant à la signature sur cette dédicace de Saint quelqu'un, édité en
livre de poche. N'ayant en ma possession aucun autre écrit manuscrit de Louis Pauwels pour garantir l'authenticité de cette écriture, je m'abstiendrai pour une fois de faire "l'esquisse d'un
avant-projet de début d'analyse graphologique"... Désolée... ;))
Le premier arrivé au bout de cet article... je lui offre le champagne...
(attention interrogation écrite pour vérifier...)