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  • : Ecritures à la loupe
  • : Présenter des écritures manuscrites d'écrivains célèbres avec une étude graphologique, des comptines pour enfants, l'un de mes romans et beaucoup de mes coups de coeur, voilà l'objectif de ce blog. J'espère que vous vous y sentirez également chez vous...
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Mes romans

histoire

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1 septembre 2011 4 01 /09 /septembre /2011 15:46

 

spectre

 

 

X

 

 

 

 

Jules remonta le coussin qui lui calait le dos, s’installa confortablement sur sa chaise paillée, rebourra sa pipe avec d’infinies précautions, craqua une allumette et aspira profondément et lentement la fumée de manière à exacerber l’impatience du chat qui battait de la queue avec nervosité. Puis, la lippe humide, il fit claquer sa langue et se lança enfin dans sa narration :

 

- Toute cela remonte à une quinzaine d’années, autant dire en des temps où ta mère n’était sans doute pas encore née. C’était la guerre… pas la Grande, celle où mon propre père a gagné ses galons d’officier alors qu’il sortait à peine des jupons de ma grand-mère, non je te parle de cette saloperie de seconde guerre, celle qui coupa notre belle région en deux de part et d’autre d’une ligne de démarcation. Nous, dans le Boischaut Sud, nous sommes restés du bon côté de la barrière… enfin jusqu’au 11 novembre 1942, parce qu’après on a dégusté comme les autres. La Marthe, à l’époque était mariée à un grand costaud, rude à la tâche, qui s’appelait Jérôme Müller. Le gars, c’était un alsacien, pure souche. Il avait débarqué dans le coin au début des années trente alors qu’il devait se rendre à Limoges où un travail d’ingénieur l’attendait. Entre lui et la Marthe, ça été le coup de foudre… faut dire qu’à l’époque elle en faisait baver plus d’un, gaulée comme elle l’était, cette sacrée môme. Donc, le gars laisse tomber son boulot à Limoges, épouse la Marthe qui venait d’hériter d’une grosse exploitation agricole et s’en tire comme un chef ce qui ne lui valut à l’époque pas que des amis, vu qu’il vient d’ailleurs et qu’il se trimballe un accent teuton à découper des murs en béton. Mais bon, tant qu’il s’occupe de ses animaux et de ses champs, personne ne lui cherche des noises, sauf qu’il gagne pas mal d’argent et rachète d’autres terres. Là, déjà, il fait des envieux et en loucedé, ça commence à gamberger…

 

- En loucedé ? interrogea Arsène dont les connaissances linguistiques n’incluaient pas le verlan.

 

-  Oui, en douce, si tu préfères… Où en étais-je ? Bon, je te passe les détails et j’en viens au plus important. Le Jérôme échappe à la mobilisation générale vu qu’il est trop âgé et continue à faire du blé, enfin façon de parler, car les céréales ce n’étaient pas son truc. Pas de quoi s’attirer de nouvelles amitiés, dans ce patelin de cupides. En 43, en août, si je me souviens bien, alors que les boches venaient d’occuper la zone nono, enfin c’est comme cela qu’on appelait à l’époque la zone non occupée, un salaud qui s’appelait Paoli et qui bossait pour la Gestapo de Bourges échappa de peu à un attentat. Etant donné les représailles qui s’abattirent ensuite sur les maquisards et le reste de la population, les esprits s’échauffèrent et chacun choisit assez rapidement son camp. Une seule chose leur resta en commun : la haine des « yaya ».

 

Arsène écarquilla les pupilles en signe d’incompréhension. Jules, porté par son récit, finissait par oublier que le chat n’était pas l’un de ses compagnons de beuverie du bar « Des Demoiselles » et que les expressions populaires si familières à son habituel auditoire restaient mystérieuses au matou.

 

- Yaya ? éructa, de sa voix gutturale, Arsène.

 

- Ben, dis donc le chat, tu ne connais pas l’allemand mais tu sais déjà le prononcer comme un vrai fridolin.

 

Arsène fit gonfler sa fourrure et arbora une mine satisfaite à ce qu’il prit pour un compliment.

 

- Ya, ça veut dire oui en allemand, et les alsacos ils avaient l’habitude de répondre « yaya » aux questions qu’on leur posait, tout comme les verts de gris. Tu piges ? Y’en avait plein en Haute-Vienne dès 39, des réfugiés vieux, adultes, jeunes, bébés et souvent parpaillots, enfin j’veux dire protestants. Ouais bon, j’vais pas non plus t’expliquer les religions… Donc le Jérôme qui avait fait les grandes écoles et qui parlait allemand, v’là t’y pas que début 44, le directeur de l’usine de moteurs d’aviation Gnome et Rhône à Limoges le contacte parce qu’il a besoin d’un ingénieur interprète et qu’il se souvient que le Jérôme vit toujours dans la région. Faut dire que le Jérôme on lui a pas vraiment demandé son avis. Les Schleus étaient derrière tout ça et ils n’aimaient pas vraiment qu’on hésite quand ils avaient décidé un truc. Il fait ses valises, embrasse sa Marthe qui s’arrache les cheveux, le supplie de rester, mais rien n’y fait et il prend le car pour Limoges. Pendant deux ans, elle ne le reverra qu'à la sauvette, par ci par là, quand les frisés l’autorisaient à prendre quelques jours de repos. Du coup l’exploitation bat de l’aile, pas que la Marthe soit une feignasse, mais sans son Jérôme, elle avait du faire appel à de la main d’œuvre saisonnière, venue d’un peu partout, surtout d’Europe de l’est, fuyant les nazis et dans le tas y’avait des gars qui connaissaient rien, ni aux bestiaux ni à la terre, et même un qui, à ce qui paraît, l’aurait volé pour fuir en Espagne. Faut dire également qu'en ces temps là, c’était quand même chacun pour soi et pour sauver sa peau. Sale époque…

 

Arsène vit une larme se former au coin de l’œil du cantonnier et quand celui-ci tendit la main vers la bouteille d’eau-de-vie, il se garda bien de faire une remarque car l’émotion de Jules, sans bien en comprendre les raisons, il la partageait, comme un cadeau empoisonné.

 

 


 

 

à suivre...

 


 

©Alaligne

 


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27 août 2011 6 27 /08 /août /2011 16:10

 

spectre

 

 

IX

 

 

 

 

Le village, construit sur un escarpement rocheux, abritait un dédale de ruelles pentues que la brume poisseuse avait rendues glissantes. Le chat, acrobate de naissance, se jouait de la difficulté. Incapable de marcher au tempo de l’allure humaine, il bondissait de quelques mètres, s’arrêtait, tendait l’ouïe au moindre bruit, puis filait à nouveau, aussi à l’aise sur le sol miroitant qu’un patineur exécutant un programme de figure libre. Il poussait le vice jusqu’à se laisser glisser jusqu’au prochain lampadaire où, bombant le dos, il se caressait, laissant ainsi ses phéromones indiquer sa présence amicale à ses congénères. Jules, encore dans un état second, peinait, hésitait à chaque minime enjambée et il lui fallut pas moins d’un bon quart d’heure pour rejoindre sa demeure. Arrivé sur le seuil, il fouilla ses poches à la recherche de son trousseau de clés, puis fit pivoter la lourde porte de chêne en évitant soigneusement de la faire grincer sur ses gonds rouillés. La pénombre régnait dans la maison mais une douce chaleur les accueillit dès l’entrée ainsi que le fumet d’un ragoût qui éveilla l’appétit des deux larrons. Le cantonnier ôta ses godillots humides et les pieds tire-bouchonnés dans des chaussettes de laine trop grandes à force d’être portées, il avança à pas de loup sur le vieux parquet, tandis qu’Arsène flairait d’un air circonspect ce lieu, pour lui encore inconnu. La porte de la chambre de Charlotte était entrouverte, si bien que Jules put l’apercevoir la tête nichée au creux de l’épaule de Christine, elle-même enlaçant la taille de sa propre fille ; les trois frêles silhouettes s’étaient assoupies, toutes habillées sur le lit. Un instant, il s’en voulut d’avoir tant tardé et de rentrer dans un si pitoyable état. Partagé entre l’envie de réveiller Christine et celle de céder à la tentation de goûter au ragoût qu’elle lui avait préparé, il tergiversa, les sourcils froncés en signe de profonde concentration. Le matou était tout autant perplexe : devait-il satisfaire sa curiosité en s’approchant des humaines qui lui offraient une place douillette, juste à sa taille au creux du lit, ou obéir à ses entrailles qui lui criaient famine comme à chaque fois que l’odeur d’un mets effleurait ses narines ? Il faut croire que ces deux là étaient faits du même bois car sans se concerter Jules referma doucement la porte à l’instant précis où Arsène pivotait en direction de la cuisine. Sur le fourneau, une épaisse marmite de fonte tiédissait en les attendant. Jules alluma la suspension au-dessus de la table : son couvert était disposé à la place habituelle. Il fit réchauffer à petit feu le repas et se versa, sous l’œil réprobateur du chat, un grand verre de vin rouge. Après avoir vérifié que la porte était bien fermée et que personne en dehors de Jules ne pouvait l’entendre, Arsène reprit sa voix de baryton :

 

- Ne pensez-vous pas qu’un grand verre d’eau fraiche serait préférable à ce tord-boyaux qui vous détruit l’estomac et les neurones ?

 

Jules qui avait fini par oublier le nouveau don de son compagnon sursauta en entendant la voix et faillit renverser son verre sur sa chemise.

 

- Dis-donc, toi… Si tu retrouves la voix pour me faire la morale, tu ferais bien de garer tes miches et de te rentrer une bonne fois pour toutes, dans ta petite cervelle de greffier, qu’il n’y a pas que les coqs ici que l’on saigne à blanc !

 

Le ton était réellement menaçant et Arsène avait couché instinctivement les oreilles en arrière, bandé ses muscles, prêt à fuir. Seulement voilà, l’odeur du ragout était trop délectable pour que la colère de Jules durât bien longtemps. La viande commençait à attacher au fonds de la marmite et il s’empressa de remuer le ragout qui exhala ses senteurs de laurier sauge et de thym frais. Rendu à de meilleurs sentiments, il préleva un tendre morceau de jarret de bœuf, le coupa en lamelles qu’il disposa dans une soucoupe à l’attention du chat et Arsène, qui avait compris la leçon, ne broncha pas lorsque son hôte avala d’un long trait son verre de vin. Seul le bruit des mandibules retentit dans la cuisine pendant un long moment.

Le repas terminé, Jules bourra une vieille pipe courbe en bois de bruyère et versa au fond de son verre une bonne rasade d’eau-de-vie de poire d’Olivet. Arsène détourna la tête et mordit le bout de sa langue pour s’empêcher de protester. Le cantonnier remarqua le manège du chat, mais sourit en tirant sur sa bouffarde.

 

- Arrête de faire cette tête avec ton point d’interrogation entre les oreilles ! Une bonne eau-de-vie n’a jamais fait de mal à personne, non ? Si non, tiens pardi, pourquoi que ça s’appellerait de l’eau-de-vie ? Faut pas être né de la cuisse de Jupiter pour comprendre cela… De l’eau-de-vie, je te dis… faudrait que tu essaies un coup le chat.

 

Accompagnant le geste à la parole, Jules remplit la soucoupe d’Arsène du liquide légèrement ambré. Si tôt les vapeurs d’alcools libérées dans la pièce, le matou sentit sa tête tourner et éternua trois fois.  Décidemment son instinct ne le trompait pas et l’alcool ne faisait pas partie de ses amis. Il décida, pour dévier la conversation sur un terrain moins alambiqué de ramener le cantonnier aux visions qui avaient été à l’origine de son malaise, histoire de noyer le poisson, bien que cela soit une offense aux habitudes nutritionnelles de son espèce.

 

- Vous me disiez que la Marthe était sur le point de faire une déclaration avant que le fantôme de votre propre fille n’apparaisse et que vous ne perdiez connaissance. Auriez-vous la moindre petite idée de ce que cette brave berrichonne était sur le point de révéler ?

 

Jules tassa le brulot de tabac au fond de sa pipe avec le manche de son couteau, prit le temps de réfléchir et soudain son visage s’éclaira d’un sourire.

 

- J’ai ma petite idée sur ce que cette brave berrichonne, comme tu le dis si bien, allait  raconter. Je la connais suffisamment pour savoir qu’elle ne manque pas une occasion de semer la zizanie autour d’elle et de faire battre des montagnes, juste pour passer le temps. Elle s’ennuie toute seule, ça l’occupe… faut dire qu’elle a des excuses la vieille pie… Veux-tu que je te raconte comment est mort son mari ?

 

Arsène hocha la tête, car s’il avait acquis subitement l’usage du parler des humains, il en avait également découvert les ridicules mimiques.

 

 


 

 

à suivre...

 


 

©Alaligne

 


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30 juin 2011 4 30 /06 /juin /2011 09:10

 

spectre

 

 

VIII

 

 

 

 

Si j’interromps ce récit, c’est pour m’adresser à l’éventuel lecteur de ces pages noircies d’encre Waterman. Je devine ou du moins j’imagine son air dubitatif à l’évocation d’un chat subitement doué de la parole, qui plus est un brin philosophe, pour ne rien gâter. Comment ne pas, tout comme lui, hausser les épaules, soupirer et penser que mes longues années d’enseignement dans un trou perdu de la France profonde n’aient chambardé à tout jamais mon entendement ? Il est probable  qu’il soit tenté de penser que ma plume, à l’instar de ma cervelle, délire. Un fou racontant l’histoire d’un vieux fou, voilà à quoi se résument ces premières pages. Sans doute as-tu raison, lecteur, ô combien raisonnable et aux neurones dressés à la logique cartésienne  lors de ton apprentissage sur les bans de l’école tout autant publique, laïque que républicaine : il n’y a dans ces lignes qu’un fatras d’inepties. C’est ce que j’avais conclu moi-même - si cela peut te rassurer - lorsque Jules me prit pour confident. Excuse-moi d’employer subitement ce tutoiement amical, mais si tu lis ce manuscrit, c’est que je te connais assez pour te l’avoir confié, voire soumis à ton jugement. À l’époque où Jules vint me trouver pour me faire ses confidences, j’avais accordé tellement peu de crédit à ses propos que je n’avais pas cédé à l’envie de prendre des notes et qu’il me fallut par la suite reconstituer le début de l’histoire. En revanche, mon attachement au Berry, mon goût tout personnel pour les écrits de la bonne dame de Nohant et ceux de son fils, m’avaient habitués aux divagations et superstitions locales. Ma curiosité, secondée par ma manie de l’ordre et du classement apporta rapidement quelques éléments supplémentaires qui éclairèrent ma lanterne.

 

L’ancien instituteur qui m’avait précédé dans ce village et préparé plusieurs générations au certificat d’études, avait lui aussi consciencieusement gardé dans des cartons entreposés dans le grenier de l’école, les multiples dictées, rédactions, exercices de calculs, interrogations d’histoire et de géographie, sources d’embarras et de coups de pied aux fesses pour les potentiels impétrants. En feuilletant ses dossiers triés par années scolaires, il me fut aisé de retrouver les copies de Jules et de m’apercevoir que si le bon maître d’école n’hésitait pas à piocher ses textes dans la littérature de George Sand, il ne boudait ni Colette, ni Stahl, ni Marcel Aymé alors jeune, peu connu et pas encore détesté. Et qu’avaient en commun tous ces auteurs ? me demanderas-tu, cher lecteur : l’amour des contes et la singulière manie de faire parler des animaux. Si j’ajoute que le sujet de l’une des rédactions de Jules était d’imaginer la suite d’un extrait du Chat Murr d’Hoffmann, chat qui, soit dit en passant, apprend à lire et à écrire en observant son maître, tu comprendras aisément que la tête truffée depuis le plus jeune âge par de telles sornettes le bonhomme avait bien des raisons de prêter au chat du vétérinaire de semblables dons. Qu’il ne t’en déplaise et afin que ma démonstration soit des plus crédibles, je tiens l’argument choc devant lequel il te sera difficile de crier à l’imposture : le jour même du certificat d’études, la dictée officielle était un extrait Du mauvais jars de Marcel Aymé. Le choix de ces textes pouvait, je l’avoue bien volontiers, retenir l’attention de minots vivant tous les jours au contact de la nature et des animaux de la ferme, les rendre par leur familiarité plus dociles aux règles de l’orthographe et de la grammaire, mais ils renforçaient, hélas, dans leur esprit crédule, la croyance en des pouvoirs surnaturels qui ne pouvait être battue en brèche par une parenté elle-même parfaitement rompue aux chansons et légendes du pays. Heureusement, j’exerce mon beau métier au milieu des années 60 ; l’éducation nationale est désormais plus vigilante et les textes d’Alfonse Daudet ou de Marcel Pagnol que je dicte à mes élèves sont choisis pour la qualité de leur syntaxe, la richesse de leurs mots, la difficulté de leurs accords, mais aussi pour la vraisemblance des idées et des images qu’ils impriment dans leur cerveau. Le cantonnier eut été mon élève, les choses eurent pris un tour bien différent. Certes, on lui avait enseigné la morale, les villes de l’Afrique occidentale et équatoriale française, les subtilités du calcul du débit d’un appareil d’arrosage, mais on avait également semé en lui les germes de la jouissance de la magie.

 

À partir de ce constat, j’en déduisis que quelques pintes de vin gris suffisaient à provoquer les pires hallucinations, à faire remonter au cortex cérébral de mon ami les croyances les plus inouïes. Du moins, c’est ce que je crus après ma petite enquête. Il ne s’agissait pourtant que d’une hypothèse. J’y tiens toujours car elle rassure ; elle me rassure. Tu es libre cher lecteur de te ranger à mon avis quoique la suite de l’histoire entretienne  toujours le doute dans mon esprit.  J’y reviendrai un peu plus tard mais tout d’abord retrouvons Arsène et Jules dans les rues du village et pardonne-moi cette longue parenthèse.

 

 


 

 

à suivre...

 


 

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15 avril 2011 5 15 /04 /avril /2011 14:59

spectre

 

 

VII

 

 

Il se concentra et relata au cantonnier les événements récents qui l’avaient conduit à chercher du secours. Il évita de s’attarder sur la panique qui l’avait saisi lorsque le coq l’avait foudroyé du regard, sur les circonstances précises de la perte de deux griffes ainsi que sur l’épisode honteux du tas de fumier. Outre des talents de narrateur qu’il expérimentait au fur et à mesure, il comprit qu’il suffit dans un récit de changer d’infimes détails, d’en taire également l’existence de certains pour en changer l’ambiance, même parfois le sens, et chose incomparable: à défaut de s’attribuer le beau rôle, au moins sauver les apparences. Cela lui plut. N’ayant, en revanche, trouvé aucune explication rationnelle à son nouveau don, il émit l’hypothèse que le coq du père Baillou, ou du moins son spectre, l’avait ensorcelé. Et s’il avait du vocabulaire, tout le mérite en revenait à son bon maître qui n’avait pas perdu au contact rugueux des éleveurs du Boischaut, le goût des jolis mots, ni l’habitude vespérale de la lecture à voix haute. Quant à savoir ce que faisait Jules, inconscient sur les marches du perron, il hésita, tourna trois sa petite langue rose dans sa bouche mais resta silencieux. Il avait bien sa petite idée : le bonhomme, ce n’était un secret pour personne, aimait l’alcool. Un coma éthylique - Arsène avait entendu le vétérinaire en parler à propos de l’ivresse provoquée aux singes d’Afrique par la consommation des fruits du marula - pouvait bien être la réponse à la troisième question de Jules. Difficile pourtant de dire à une personne que l’on apprécie, qu’elle n’est qu’un incorrigible pochard, un boit-sans-soif, un vide bouteille. Le chat avait remarqué que les humains condamnaient l’abus d’alcool et rejetaient ceux qui s’adonnaient sans réserve à la boisson. Il en avait croisé à maintes reprises, un verre de rouge à la main, qui n’hésitaient pas à se moquer d’un de leurs compagnons de beuverie, titubant entre les tables, à la terrasse de bar « Des Demoiselles ». Décidemment, savoir parler rendait les choses compliquées.

 

De son côté, Jules était resté songeur tout au long du récit. Il leva la tête vers les toits et scruta la surface bombée des tuiles.

 

- Pas la peine de chercher, le chat… Ça y est… j’ai les idées qui se remettent en place. Là-haut… dit-il en pointant du doigt le faîtage, j’ai vu des gens que je connais bien. Enfin, quand je dis des gens, je veux dire des amas de fumée, un peu comme ton jau sur le toit du père Baillou. C’est ton histoire de coq qui m’a remis la tête à l’endroit. Et ces formes parlaient, tout comme toi en ce moment. Y’avait Augustin, la Marthe, le fils Blondin et la Moune, le notaire et juste avant de tomber dans les pommes, j’ai reconnu ma propre silhouette et celle de ma p’tiote. Ce coq, c’est le diable en personne. Sûr que c’est lui qui nous a jeté un sort. Tudieu ! Va falloir que j’aille voir l’curé en personne et qu’il m’absolutionne ! La Marthe allait nous confier quelque chose juste avant que je ne me retrouve en équilibre sur le toit. À sa mine de conspiratrice, j’parierais dix fillettes de vin gris que ce qu’elle avait à dire, c’était pas du bien beau. Je la connais la Marthe, il n’y a pas besoin de la noyer dans le gros sel pour la faire dégorger…

 

Arsène fronça les sourcils, toutes oreilles dressées, si bien qu’on ne vit plus qu’un grand point d’interrogation sur un fond de ténèbres. Il scruta la nuit à la recherche de la moindre trace de fumée. Rien. Il se souvint de l’odeur de flambée qu’il avait flairée sur la place de l’église et qui avait  failli brouiller sa piste. Les deux cents millions de terminaisons nerveuses de sa muqueuse olfactive en alerte, il repéra cette fois facilement des effluves de braise et, en les triant avec une remarquable aisance par type, il put en situer rapidement l’origine. Le vieux bois de taille venait de chez la Marthe, le sapin de palettes de chez Augustin, le vieux chêne de chez le notaire, le hêtre et le charme de chez les Blondin, le bois vert au parfum de fientes de poules le ramenait chez le père de la Moune, quant au châtaignier de clôture, il provenait sans équivoque de la cheminée de Jules. En dehors de ces six là, nulle autre cheminée n’avait craché de la fumée, ce soir là. Jules n’était donc pas aussi ivre qu’Arsène l’avait supposé.

 

- Tout cela est bien mystérieux, décréta le matou. Il se fait tard… Je peux vous raccompagner jusqu’à votre domicile. À deux, nous nous sentirons plus forts si jamais le coq veut encore nous jouer un mauvais tour  Promettez-moi seulement de ne jamais parler à personne de notre petit secret. Vous ne m’avez jamais entendu parler… D’accord ?

 

Jules promit sans se faire prier. Il eut de la peine à se lever, cala son dos contre le mur de la lourde demeure et attendit de retrouver le sens de l’équilibre. Le chat tournait en rond, la queue dressée et l’encourageait par de brefs miaulements et ronronnements mêlés. Arsène était redevenu un félidé, un greffier tout à fait banal ; du moins en apparence.

 

à suivre...

 


 

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10 avril 2011 7 10 /04 /avril /2011 11:01

spectre

 

 

VI


 

 

« Je me sens bien… » pensait Jules, dans un état semi comateux. Le malaise avait dissipé l’angoisse et les secondes qui s’écoulèrent avant qu’il reprenne conscience lui parurent délicieuses. La marche du perron sur laquelle sa tête reposait libérait une senteur de salpêtre, acidulée d’une pointe de chlorophylle.  Des images de lui, enfant, envahirent son cerveau. S’imposèrent, en plans successifs, les paysages sablonneux du Boischaut à la végétation maigre où il gambadait insouciant au milieu du troupeau de chèvres rousses de son père, les jeux de cache cache au détour des haies bordant les chemins creux conduisant à la rivière, les bravades aux vipères prenant leurs bains de soleil sur les amas violacés des molinies des tourbières. Si la fraîcheur humide de cette nuit de novembre n’avait peu à peu glacé sa joue posée sur le jardin lilliputien du perron, il aurait poussé le « musardage » bien plus loin et plus longtemps à la recherche d’autres émois de sa jeunesse, à la recherche, par exemple, des mollets ronds de la Marthe, lorsque celle-ci, alors fillette, affolait les jeunes mâles par sa démarche nonchalante et son agaçante beauté boudeuse. C’est donc à regret qu’il ouvrit les yeux et se retrouva face à la bouille étonnée d’Arsène.

 

- Ben, qu’est-ce que tu fais là, Arsène ?

 

Le chat en entendant son nom, pencha légèrement la tête de côté. Une furieuse envie de répondre s’empara de lui. Il sentit alors un curieux phénomène se passer dans sa gorge : les muscles du cou se tordirent et dilatèrent son larynx de manière beaucoup plus large que lorsqu’il entamait un ronronnement. Sa bouche s’arrondit et une voix gutturale s’en échappa.

 

- Je venais chercher de l’aide, dit-il en articulant de manière exagérée chaque syllabe.

 

- Attends, le chat ! Tu parles ! Pute borgne … je deviens dingue…

 

- Non, non… pas du tout. Croyez que j’en suis le premier surpris… Depuis le temps que tout le monde me parle et trouve qu’avec mon air surpris,  il ne me manque plus que la parole… hé bien voilà ! Ne me demandez ni comment, ni pourquoi, mais c’est un fait, je parle… Je trouve d’ailleurs cela assez désagréable. J’ai l’impression que l’on m’arrache les cordes vocales, mais avec un peu d’entraînement, je pense y arriver plus facilement et sans ce genre de désagrément.

 

Jules le regardait bouche bée, partagé entre l’incrédulité et une formidable envie de rire tant le greffier s’escrimait à prononcer distinctement chaque mot et poussait sa voix basse aux limites du grave. Il pensa à nouveau qu’il était devenu fou mais que la folie avait du bon. Il n’y avait que dans les rêves et dans les livres pour enfants que les chats parlaient : preuve indiscutable qu’il n’avait toujours pas retrouvé ses esprits. Il se pinça cruellement le bras pour s’assurer du contraire.

 

- Arrêtez de vous pincer, mon brave homme ! Je parle… c’est un fait acquis. Ne revenons plus sur le sujet. Je pensais trouver de l’aide en me réfugiant près de vous, mais je constate que celui de nous d’eux qui a besoin de réconfort, ce n’est pas moi, mais plutôt vous…

 

 - Attends !  s’exclama Jules. Tu ne vas pas t’en tirer à si bon compte… j’ai le cerveau mou et la comprenette lente comme le disait Monsieur l’instituteur, mais j’aimerais quand même comprendre : primo, pourquoi tu cherchais de l’aide ? deuxio, comment as-tu appris à parler ? tertio, qu’est-ce que je fais allongé sur ces marches au beau milieu de la nuit ? Quar…

 

- Quarto ? suggéra Arsène…

 

 - Quarto… répéta Jules…. Heu… ben, j’en sais plus rien. J’ai la tête chamboulée… Réponds déjà aux trois premières, je verrai après si il y en a une quartième…

 

- Une quatrième… corrigea le chat.

 

Jules ignora la remarque, prit appui sur ses coudes, parvint à redresser son buste et à s’asseoir à peu près confortablement sur la marche. Il fouilla le fonds d’une poche de son pantalon en quête d’un mouchoir et poussa un retentissant juron :

 

- Par le cul de Dieu ! J’crois bien que je me suis pissé dessus !

 

- Heu… pardon le chat… je ne voulais pas te choquer, ajouta t-il, l’air penaud.

 

Arsène détourna la tête avec dégoût, ne sachant du blasphème ou du dérèglement urinaire ce qui l’horrifiait le plus. Il réalisa subitement que son incapacité congénitale à parler lui avait jusqu’à présent permis d’être le témoin discret des confidences des humains. Que ne dit-on à un chat dont on doute qu’il comprenne le sens des paroles et dont on est sûr qu’il sera bien en peine de les répéter? Oui, mais voilà… un chat qui non seulement comprend mais parle devient irrémédiablement suspect. D’animal inoffensif de compagnie, son statut se transforme en traître potentiel, en dangereux rapporteur. Arsène se jura de prendre des précautions avant de renouveler l’expérience. Avec Jules, c’était trop tard. Encore pouvait-il espérer, qu’en retrouvant ses esprits, le cantonnier enfouirait au fin fonds de sa mémoire leur discussion de peur de passer pour un cinglé.  Il fallait donc parler peu, mais utile.

 

à suivre...

 

 


 

©Alaligne

 


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3 avril 2011 7 03 /04 /avril /2011 15:03

spectre

 

V

 

 

Arsène était un chat affable, doté d’un tempérament placide qui ne connaissait d’autre vice que d’effectuer de menus larcins dès que son estomac réclamait un peu de subsistance, autant dire assez souvent. Cette dépendance à la nourriture était l’unique séquelle d’une vie commencée à la dure entre les piles de pneus réchappés du garage local, où sa mère, à demi sauvage, avait trouvé judicieux de mettre bât. Sa livrée noire s’égayait de quelques plaques d’un blanc immaculé dont une grande tache située au-dessus de l’œil droit qui s’effilait pour couvrir une grande partie de l’oreille en un point d’interrogation indélébile. Cette particularité lui donnait un air naïf et étonné, qui décourageait les remontrances et éventuelles corrections à base de papier journal roulé serré. Abandonné par une mère vagabonde et frivole, adopté dès l’âge de trois mois par le docteur Grimaud, vétérinaire de son état, Arsène avait développé un sens relationnel et psychologique étonnant pour un greffier d’extraction modeste. La fréquentation quotidienne d’animaux divers, souvent malades et toujours apeurés lui avait conféré une forme de supériorité dont il usait à bon escient, rassurant les plus craintifs par son attitude pondérée, son ronronnement mécanique et discret, distrayant leurs propriétaires en se caressant à leurs jambes et en effectuant quelques pitreries avec une petite balle de caoutchouc que la secrétaire du cabinet lui lançait de temps en temps pour amuser la galerie dans la salle d’attente. Vacciné, châtré, tatoué et doté d’un collier anti puce, son maître lui autorisait des ballades nocturnes dont il n’abusait pas. Deux années passées sur des coussins moelleux, à portée de vue des gamelles, avaient usé son goût de l’aventure ainsi que son instinct de chasseur. Pourtant ce soir là, alors qu’il rodait près des cages où deux patients du docteur, encore sous l’effet d’un puissant narcotique, dormaient d’un sommeil sans rêve, il sentit son poil se hérisser sous l’effet d’une peur inexplicable. Il eut bien des peines à retrouver un rythme de respiration normal et ne parvint pas à calmer les battements de son cœur. En dépit du malaise qu’il n’arrivait pas à dominer entièrement, il s’interrogea sur ses sensations et sur leurs origines ? Une seule idée s’imprima dans son cerveau de matou: il venait de flairer la mort. La mort programmée qu’il côtoyait parfois lorsqu’un vieil animal malade se retrouvait sur la table d’auscultation et dont il avait fini par se faire une raison, avait l’odeur un peu fétide du penthiobarbital ; celle qu’il venait de percevoir était sauvage et libérait des effluves soufrées, extrêmement désagréables. Piqué au vif par l’étrangeté du phénomène, il retroussa ses babines afin de mieux s’imprégner de cette nouvelle odeur et décida d’explorer les ruelles du village pour en remonter le parcours afin de comprendre ce qui s’était passé. D’une démarche ondulante, tous les sens aux aguets, il emprunta une venelle qui débouchait sur la place de l’église, marqua une pause, tout autant pour s’assurer de la sécurité de l’endroit que pour mieux capter l’effluence qui se diluait peu à peu dans l’atmosphère. Des odeurs parasites commençaient à brouiller la piste. Celle, caractéristique du feu de bois, gagnait en force et un coup d’œil rapide sur les cheminées des demeures du bourg lui confirma que des humains sacrifiaient au rite de la flambée. Il se concentra et retrouva après un tri minutieux les particules tenues qui lui avaient causé une si grande frayeur. Il accéléra le pas de manière à n’en manquer aucune et se retrouva bientôt hors de l’enceinte médiévale à une centaine de mètres de la ferme du père Baillou.

 

À peine arrivé aux abords de l’élevage de poules, Arsène se figea dans une posture ramassée, les oreilles couchées, le poil du dos hérissé puis, il émit un sinistre feulement. Aucun doute possible, c’était bien là que tout avait commencé. Rien ne semblait pourtant le justifier : tout était calme, nulle agitation particulière ne troublait la basse cour, aucun signe patent de désordre, pas le moindre soupçon de mystère. Pourtant, en arrière plan de l’odeur soufrée, se dégageait l’exhalation ferrugineuse du sang. Arsène était prêt à parier une paire de moustaches qu’un crime odieux avait été perpétré peu de temps auparavant en ce lieu. Il rassembla tout ce qui restait en lui de courage et s’approcha du grillage qu’il longea avec précaution. Les pupilles dilatées, il finit par repérer des taches sombres sur le sol du poulailler, là où le père Baillou avait répandu le sang de Belzébuth et prononcé quelques formules magiques pour écarter le mauvais œil de son élevage. Il s’en dégageait une force farouche, immaîtrisable, ni humaine, ni vraiment animale. Les muscles tétanisés, il vit de la cheminée de la ferme s’échapper un mince filet de fumée qui vint se déposer sur les tuiles faîtières puis s’agglomérer en une forme de coq, à la crête hérissée de pointes acérées, au bec et aux ergots démesurés et dont les grandes faucilles, ces plumes qui sont l’apanage d’un coq ordinaire, brillaient à l’éclat de la pleine lune comme autant de faux affûtées. La tête monstrueuse se tourna vers Arsène et planta un regard de dément dans les yeux du chat. Ce fut pour le matou comme un électrochoc. Il détala dans la mauvaise direction, heurta de plein fouet le grillage du poulailler où il s’arracha deux griffes, rebondit pour atterrir sur un tas de fumier de fientes de poules. À demi groggy, il releva le museau, entrevit le clocher de l’église et s’enfuit vers le village, en boitant d’une patte, le corps couvert de déjections nauséabondes.

 

Une fois de retour sur la place de l’église, il s’accorda quelques secondes pour retrouver son souffle. Sa patte, là où les griffes avaient été arrachées, le faisait atrocement souffrir. Il lapa délicatement les plaies, puis nettoya de sa patte valide son museau auquel était collé un peu de fumier. Bien qu’employé à parfaire sa toilette, il perçut des bruits de voix humaines qui lui semblèrent familières. La présence d’êtres semblables à son bon maître le réconforta et lui mit du baume au coeur. N’avait-il pas toujours bénéficié de l’attention et des caresses de ces grands animaux bavards ? Il s’ébroua, examina une dernière fois l’état de sa patte où le sang avait cessé de couler, avança en claudiquant vers la maison du maire d’où les voix semblaient s’échapper.

 

Lorsqu’il déboucha à l’angle de la maison du Sénéchal et de la rue serpentine, il repéra immédiatement une silhouette familière sur les marches du perron de la maison du maire. Jules faisait partie des amis de son maître et venait parfois « taper la belote » le samedi soir lorsque le rideau de fer tombait sur le cabinet. Rassuré et confiant, Arsène se mit à ronronner et se glissa le long des soubassements de pierre calcaire pour le rejoindre. C’est alors qu’il vit le vieux cantonnier porter la main à son front, glisser lentement en arrière, puis son corps se ployer comme un pantin désarticulé.

 

à suivre...

 

 

 

 

 

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30 mars 2011 3 30 /03 /mars /2011 09:51

spectre 

 

IV

 

 

Que pouvait bien faire tout ce beau monde, un soir de pleine lune sur le toit des maisons ? Jules me confia que la curiosité l’emporta sur l’épouvante et qu’il profita du passage d’un nuage pour grimper quelques marches d’un perron et se glisser dans l’encoignure d’une porte d’où la vue sur la maison du maire était dégagée et sa présence dissimulée par un auvent de fer forgé. Les formes ne semblaient pas inquiètes d’être découvertes ; elles ne manifestaient aucun signe d’inquiétude, juste quelques déformations lorsque le vent  glissa sur les tuiles. Soudain une voix grave se fit entendre et mon cantonnier reconnut immédiatement à ses graillements, celle d’Augustin.

 

- Ben, c’est pas trop tôt ! Il en a mis du temps le père Baillou à tuer l’jau ! J’ai bien cru que l’on ne pourrait jamais y arriver. J’sais pas pour vous, mais pour moi ça me tardait de faire la causette … c’qui m’étonne, c’est qu’vous soyez là aussi la Marthe. J’croyais qu’vot’ patronne était trop pleure-misère pour allumer un feu, vu qu’il fait pas trop froid c’soir… serait-y malade la vieille pour faire brûler son bois?

 

La capuche tourna lentement sur elle-même et un filet de voix pointu s’en échappa :

 

- C’est à moi que vous parlez, le gâte-sauce ? Sachez que je n’ai pas de patronne et que c’est de mon plein gré que j’incarne une femme d’une haute teneur morale, toujours prête à rendre service à son prochain. Une femme qui ne gaspille pas les bûches, non par mesquinerie comme vous semblez le suggérer mais par ce qu’elle s’accommode fort bien la nuit d’une fraîche température, ce qui montre la qualité de son jugement, car trop de chaleur, chacun le sait, nuit au repos. Je ne vais pas m’étendre sur le pourquoi de la toute petite flambée de ce soir qui est venue à point nommé, réchauffer ses membres engourdis par un long et méticuleux ramassage de feuilles mortes. Et si ma présence vous insupporte, rassurez-vous, il ne va bientôt plus rester que quelques braises au fond de l’âtre et je disparaîtrai avec les flammes qui m’ont vue naître. Pourtant avant de m’éteindre et de refluer dans ma cheminée, j’ai une déclaration à faire… 

 

Jules tendit l’oreille, mais la voix de la Marthe cessa de résonner à ses oreilles. Les silhouettes   restaient maintenant muettes et immobiles comme si le charme qui les avait créées puis animées venait brusquement de perdre ses pouvoirs. Il attendit en vain de longues minutes supplémentaires. Soudain, il aperçut une volute de fumée se glisser entre les formes immobiles et son cœur se serra en la voyant doucement prendre l’apparence d’une frêle petite fille qu’il connaissait bien. À peine était-elle arrivée qu’un panache de fumée épaisse et noire vint la rejoindre. Et là, il crut défaillir en reconnaissant son double dans la créature à l’échine courbée, à la tête enfoncée dans les épaules et aux jambes légèrement arquées qui se profilait à quelques mètres au-dessus de sa cachette. Il faillit l’apostropher pour lui demander ce qu’il faisait là et surtout comment il avait eu l’inconscience quasi criminelle d’entraîner sa fille malade un soir de pleine lune sur les toits de la ville ; mais les mots se nouèrent dans sa gorge serrée et il ne put proférer qu’un triste râle. L’abattement fit rapidement place dans son esprit à la colère. C’était la faute de cette idiote de Christine s’il se retrouvait dédoublé en fumée ainsi que sa petite Charlotte. Qui d’autre avait pu allumer un feu dans la cheminée ? La jeune femme, depuis six mois, venait préparer les repas de sa fille clouée au lit par une maladie que les médecins les plus réputés du département avaient bien des difficultés à soigner. Elle aimait profondément Charlotte qui avait l’âge de sa propre fille et s’était proposée spontanément au cantonnier pour s’occuper de la petite en son absence. Elle avait pris l’habitude d’emmener avec elle sa fillette dans l’espoir de ramener un peu de joie dans les yeux de Charlotte et des rires dans une demeure bien trop triste et silencieuse. Elle avait pris également l’habitude d’attendre avec une infinie patience que Jules ait quitté le bar « des Demoiselles » et regagné son logis pour regagner le sien. Et lorsque l’homme, un peu pompette, poussait enfin la porte de la maison, elle se contentait de lui désigner sur le réchaud la marmite où tiédissait le repas du soir. Jamais un seul reproche n’était sorti de sa bouche, aucun soupir d’agacement. Jules devait en convenir… il n’y avait pas plus discrète et dévouée que Christine.  Cette pensée eut pour effet de calmer sa colère et de le convaincre que si le feu avait été allumé dans sa cheminée ce soir là, c’est que la jeune femme avait eu une bonne raison de le faire. Les seuls coupables dans cette histoire c’étaient le coq et cet imbécile de père Baillou qui lui avait coupé la tête.


Cela lui faisait quand même un drôle d’effet de se voir en équilibre sur un toit. Non pas qu’il soit sujet au vertige, non, le problème ne se situait pas là. Mais être confronté brutalement à ce qui ressemblait à son spectre, là oui, cela lui foutait les jetons. Il se prit à douter de sa santé mentale et à se demander si le vin gris qu’il buvait consciencieusement tous les soirs ne contenait pas quelque substance interdite qui lui aurait mis les neurones en charpie. Son père avait consommé sa vie durant de l’absinthe sans pourtant devenir fou. Ivrogne oui, mais fou… non ! Il porta la main à son front qui s’était couvert de sueur et sentit le sang battre le long de ses tempes avec une force inhabituelle. Des petits points noirs entamèrent une danse hypnotique devant ses prunelles et des picotements assiégèrent le sommet de son crâne. Jules s’affaissa sur les marches du perron, puis perdit connaissance.

 

 

 

 

à suivre...

 

 


 

 

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17 janvier 2011 1 17 /01 /janvier /2011 11:22

spectre

 

III

 

 

Peu à peu les fumées qui s’étaient réfugiées en une grande troupe désordonnée sur le vaste toit pentu de la maison du maire s’élevèrent dans le ciel, comme une seule et même orgueilleuse colonne, puis, après quelques secondes d’hésitation, se séparèrent, tourbillonnèrent en tous sens sous les yeux stupéfaits de mon cantonnier pour enfin s’amalgamer en cinq groupes compacts qui prirent lentement des formes humaines. Il les vit se déplacer, certaines s’asseoir avec précaution sur les tuiles luisantes, d’autres continuer à errer jusqu’à se figer enfin dans des pauses étudiées. À la lumière froide et lugubre de la lune, il n’eut pas de difficultés à reconnaître dans les cinq silhouettes des concitoyens qu’il avait l’habitude de croiser et pour lesquels il rendait à l’occasion de petits services. La première qui retint son attention était vêtue d’une longue cape dont la capuche était ramenée sur le front. Juste quelques mèches folles dépassaient, cachant une partie du visage. Aucun doute possible, il n’y avait que la veuve Marthe pour oser encore porter des vêtements de deuil à l’ancienne. À quelques pas d’elle, de profil, la forme ventripotente dont les plis adipeux débordaient d’un ample pantalon tombant en accordéon sur de rustiques galoches ne pouvait être que l’incarnation fumeuse d’Augustin, le propriétaire de l’auberge du village. Un peu plus loin, adossé au conduit d’une cheminée, il reconnut la posture désinvolte du fils du maire, le jeune et séduisant Blandin, tandis qu’à ses côtés, en tenue légère, les guiboles écartées en une attitude équivoque, se lovait Moune, la fille du père Baillou. Enfin, au centre de ces spectres, maître Cormaillon, le notaire, se tenait comme à son habitude, la tête rentrée dans les épaules, les mains serrées, les genoux à demi fléchis.

 

Si les formes étaient réalistes, dépourvues de toute ambiguïté, la réunion de ces cinq personnages en un même lieu avait de quoi surprendre le pauvre vieux Jules, mon ami cantonnier. Il était bien placé, lui, si souvent par monts et par vaux, l’oreille toujours tendue pour récolter les commérages dont il régalait au zinc des  « Demoiselles » ses compagnons de lampées, pour savoir que ces cinq là, n’entretenaient pas que de paisibles et amicales relations de voisinage. S’il y avait en effet, dans une région de quelques kilomètres carrés, des gens qui nonobstant leur différence d’âge et de statut social accumulaient rancoeurs et petitesses, c’était bien ces cinq là. Tenez, par exemple… la Marthe, si revêche et plus pingre qu’Harpagon lui-même, ne tenait aucun des quatre en haute, voire même en basse estime. Son veuvage n’avait fait qu’accroître un tempérament aigre et envenimer une langue de vipère. Elle détestait le genre humain. Un vieux contentieux l’opposait à Augustin au sujet d’une minuscule bande de terrain longeant la rivière, les deux revendiquant sa propriété et son usage pour l’arrosage respectif de leurs potagers. La Marthe se prévalait haut et fort, à qui voulait l’entendre, d’une prescription trentenaire. Le notaire après avoir consulté le cadastre et étudié les titres de propriété avait conclu qu’Augustin en était le propriétaire. Cela lui avait valu la haine indéfectible de la veuve qui ne manquait jamais une occasion pour attaquer en cachette sa probité et ses compétences. Chose d’autant plus facile que le notaire n’était pas tout blanc, loin de là… jugez-en : expert en dessous de table et ventes furtives à la bougie, se prêtant avec une disposition naturelle et remarquable aux prête-noms, maître Cormaillon avait accumulé une fortune personnelle que jalousaient beaucoup de paysans de la région. Roués comme le sont nos bons chrétiens d’agriculteurs berrichons, ils n’entendaient pas que leur notaire en fit de même. C’était par ailleurs un homme secret, fouineur, précautionneux et le dernier rejeton d’une famille dont la particule avait été décapitée sous la Terreur mais dont le nom amputé inspirait encore à défaut de respect, une crainte certaine. Parfaitement au fait des passe-droits dont avait bénéficié le fils Blandin pour occuper la présidence d’une coopérative agricole, informé des tractations du père auprès de ses relations personnelles pour assurer au rejeton de substantiels dividendes dans une fabrique de porcelaine à Limoges, averti de la kyrielle de prêts accordés avec empressement par la banque locale au jeune homme dépensier, le notaire pensait tenir toute la famille du maire sous son emprise et pouvoir au gré de ses besoins récolter ci et là quelques miettes du gâteau en maniant adroitement la menace. Il considérait Blandin junior comme un blanc-bec, dénué de jugeote, voire plutôt niais. Celui-ci, de son côté, n’avait que mépris pour le notaire qu’il surnommait « Le Rat », mépris qui s’étendait, soyons clair, à tous ceux dont l’âge dépassait la quarantaine et qu’il prenait, sans exception, pour des bouseux et d’anciens collabos. Un court stage dans les locaux du Berry républicain lui avait en effet appris l’histoire des journaux locaux depuis la « Dépêche du Berry », porte-voix officiel de la France de la collaboration jusqu’aux petites parutions des journaux clandestins comme le « Paraboche », « l’Emancipateur » ou « En avant » pendant la guerre. Ayant trouvé, caché dans le grenier maternel, deux exemplaires de « l’Emancipateur », il s’était forgé la certitude, sans se donner la peine d’approfondir ses recherches, d’être né dans une famille de résistants. Et si son père, rarement questionné, restait vague sur le sujet, il en concluait à de la modestie et de la pudeur. Ses seules passions étaient les voitures de sport, rouges et décapotables et les filles, qu’il préférait faciles et bien roulées. Bien roulée, c’était assurément le cas de la Moune, une donzelle de dix-huit ans dont l’éducation sentimentale puisait ses racines dans la lecture assidue des romans photos de « Nous Deux » et de « Confidences ». Fille unique, couvée par sa mère et étroitement surveillée par son père, elle avait développé un art extrême de la dissimulation pour échapper à leur vigilance et se livrer à son occupation favorite : allumer les garçons du canton. La très vague ressemblance entre le fils Blandin et son acteur fétiche Franco Gasparri avait assuré au fils du maire, une place privilégiée dans le cœur de la Moune. Belle et sotte, elle avait tout pour lui plaire, mais l’élevage des Baillou battait de l’aile et il manquait à Moune une dote conséquente pour le rendre éperdument amoureux.

 

 

à suivre...

 

 

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1 janvier 2011 6 01 /01 /janvier /2011 12:17

II

 

 

 

Autant dire qu’il l’avait bien cherché. Lorsque l’on est choisi dès sa prime enfance pour devenir l’étalon reproducteur d’une basse-cour, il vaut mieux mettre du cœur à l’ouvrage et se livrer aux débordements sexuels que l’on attend de vous : forniquer de l’aube au coucher du soleil, sans jamais rechigner à la tâche. Mais voilà, ce coq là ne l’entendait pas de cette ouïe. Une seule poule bénéficiait de ses faveurs, et il n’affichait que dédain pour le restant de la volaille. Cela avait eu pour conséquences fâcheuses de hâter la mort de la poule élue, définitivement épuisée par les débordements de son amoureux emplumé et de ruiner l’espoir du père Baillou de devenir le premier producteur de poules noires du Berry. Un comportement  aussi sélectif, chez un animal réputé pour avoir autant de jugement dans ses attirances sexuelles qu’un jeune bonobo en quête de paix sociale, avait semé le doute dans l’esprit du paysan. Bien plus que le manque à gagner d’un élevage qui tardait à prendre de l’ampleur, c’est la certitude de ne pas avoir introduit un coq, mais un follet dans la basse-cour, qui l’avait décidé, ce fameux soir de novembre, à sortir son grand couteau.

 

Les follets sont connus pour prendre souvent l’apparence d’un coq à la crête rouge écarlate et, comme la plupart des farfadets et des trolls, de ne pouvoir prononcer trois fois de suite le même mot. Or celui-ci ne savait enchaîner de suite que deux cocoricos. Le père Baillou, ne pouvait donc que se rendre à l’évidence et en sacrifiant la bête, il ne songeait qu’à la prospérité de sa ferme, à l’épanouissement de ses gallinacés et à son propre repos. À son repos tout autant qu’à sa gourmandise, car sa femme ne l’avait point gâté d’un jau au sang depuis belle lurette ; le coq serait donc coupé en morceaux, puis flambé, son sang mis à cuire à feu doux avec de la crème épaisse, un jaune d’œuf et mélangé au foie pilé, de manière à en faire une sauce tout aussi onctueuse que goûteuse. Un pâté de pommes de terre, rehaussé de pointes d’ail et de tranches de lard, transformerait bientôt le plat de base en un repas de fête. Il y a des coqs qui se feraient eunuques pour finir ainsi.

 

Le décollement de la tête se fit d’un seul geste, comme certains savent sabrer une bouteille de champagne au nouvel an. Belzébuth, c’était le nom du coq, funeste présage, n’eut guère le temps de regretter sa courte vie sur terre. Il battit des ailes, sans grande conviction, avant de rendre l’âme.


Le père Baillou préleva dans la bassine sacrificielle quelques gouttes de sang d’un rouge aussi étincelant que celui de jeunes branches d’aulnes fraîchement coupées. Il les dispersa dans l’enclos en marmonnant quelques vieilles formules destinées à écarter le diable de ses précieuses poulettes et referma doucement la porte du poulailler, le cœur en paix, avec le sentiment d’avoir accompli de la bonne et belle besogne.

 

Pourtant, sans le savoir - l’eut-il su qu’il serait allé aussitôt à confesse – ces quelques gouttes de sang étaient assurément d’origine démoniaque et c’est à ce moment précis que les choses commencèrent à prendre un cours bizarre et que la magie se mit en branle.

 

Alors que la pleine lune se jouait de l’obscurité en baignant le bourg d’une lumière froide et aveuglante, tandis que peu à peu les lourds volets de bois se refermaient sur l’intimité de villageois pressés de se lover sous des draps bassinés, un léger murmure envahit les ruelles, glissa sur les pavés luisants, serpenta le long des murs, escalada la façade d’une demeure médiévale. Il fut rejoint dans sa course vagabonde par d’autres voix aux tonalités différentes, tant et si bien, qu’engrossé de tous ces sons, il enfla jusqu’à devenir un brouhaha infernal. Une odeur âcre de fumée se glissa dans les anfractuosités des pierres, s’insinua dans les interstices des tuiles et la nappe grise volatile s'étendit et forma un coussin douillet sur les toits de la ville où les voix vinrent enfin se rassembler.

 

Nul humain ne se rendit compte du phénomène, tout le monde devait dormir à cette heure, sauf mon ami cantonnier qui revenait de son pénible travail, l’échine courbée, la besace vide, éreinté et fourbu. Que le bougre se soit arrêté peu de temps auparavant en remontant la côte au petit bar « Aux Demoiselles », ne peut expliquer qu’il ait eu en arpentant les rues de la cité, des hallucinations. Je le crois sur parole et s’il avait l’habitude sur le chemin du retour, de s’accouder au comptoir et d’y savourer une ou parfois deux fillettes de vin gris, je l’ai vu tenir droit sur ses jambes et garder toute sa tête après l’absorption de quantités d’alcool beaucoup plus importantes. Ivre, il ne l’était pas. Enfin, pas totalement… Sans doute aurait-il dû se méfier de l’enseigne de l’estaminet, car chacun sait dans le Berry que « les Demoiselles » ont plus d’un tour dans leur sac, mais chacun sait également qu'elles restent inoffensives, à condition de ne pas les provoquer. Qu'avait-il donc fait ou dit  pour mériter l'un de leurs sortilèges? Je ne le saurai jamais, il est resté muet sur le sujet. Pourtant ce qu’il allait voir et entendre en cette nuit de pleine lune, ainsi que les semaines qui suivirent, resterait gravé dans sa mémoire jusqu’à son trépas. C’est donc à peu près sain de corps et d’esprit, juste un peu coloré par le rosé de la piquette, qu’il fut le témoin involontaire de ce qui suit…

 

à suivre...

 

 


 

 

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30 décembre 2010 4 30 /12 /décembre /2010 16:44

I

 

 

La tentation est grande, au moment où je trempe ma plume dans l’encrier, d’écrire sur la page blanche, cette phrase tant de fois lue et tant de fois prononcée : il était une fois…

 

Libre à vous de penser que l’usage d’une plume Sergent Major et d’un vieil encrier m’autorise l’emprunt de cette phrase à Charles Perrault et que des fées vont bientôt au fil de ces pages agiter leur baguette magique sous le nez de dragons crachant de la lave. 


Il vous est également autorisé d’imaginer - un lecteur a presque tous les droits - que j’inscris ces mots sur un antique grimoire, aux pages jaunies et à la tenace odeur de moisi. Mais il serait pourtant dommage qu’emportés par cette même imagination, vous attendiez des lignes qui vont suivre un catalogue de recettes magiques, de pratiques sulfureuses. Non, je ne vais pas vous livrer la quintessence d’un savoir ésotérique que j’aurais, toujours selon votre fantaisie, accumulé tout au long d’une vie bien remplie d’alambics et de cornues fumantes. Désolé de vous décevoir, je n’ai nul talent divinatoire, pas le moindre globule rouge de Nostradamus ne coule dans mes veines et si j’habite une contrée peuplée de fades, de pierres-sottes et de meneux de nuées, je vous assure avoir les pieds bien calés sur le plancher des vaches, la tête qui raisonne à l’endroit et non à l’envers.

 

Tout ce que je m’apprête à vous conter, je le tiens d’un cantonnier, pardon… d’un « Agent de travaux des Ponts et Chaussées » aujourd’hui disparu, qui venait, il y a fort longtemps, reposer ses os usés par de laborieux travaux départementaux, dans un fauteuil Voltaire auprès d’un feu de cheminée dans ma demeure et réchauffer ses entrailles assoiffées du vin épicé que j’avais coutume de lui préparer.

 

Point de grimoire, non plus ; c’est sur un cahier d’écolier à petits carreaux que je vide ma mémoire, ou plutôt la sienne, pour la simple et bonne raison que je dispose d’un stock de cinq cents cahiers vierges, modestes reliques d’une vie consacrée à tenter d’alphabétiser. Oui, ne vous en déplaise, j’aime entendre l’acier crisser sur la surface du papier, et je n’ai jamais pu m’habituer à la raideur d’un Bic et encore moins à la froideur d’un feutre, soit-il à gel, en nylon, à la pointe extra-fine, fine, moyenne ou large... Ces instruments glissent, alors qu’il faut qu’une plume bataille, livre une lutte sans merci pour trouver les mots justes, traduire les sentiments avec finesse, décrire les situations simples comme les plus compliquées. Il faut qu’elle interpelle son maître, lui brise le poignet pour tester sa résolution à aller au bout de son récit. Mon cantonnier n’aurait guère apprécié que je me serve d’un ordinateur. D’ailleurs, il est décédé bien avant que je n’en fasse l’acquisition. Ce qu’il m’a confié est trop étrange,  pour que je prenne le risque qu’un hacker vienne violer mon disque dur, lire ce texte à mon insu et le diffuser sur internet. Pourquoi pas le signer de son nom, par-dessus le marché ? Remarquez, je ne vois guère ce qui pourrait dans cette histoire l’intéresser. Il ne trouvera ici, rien de ce qui le fait saliver sur la toile. Et s’il aime l’univers des mangas, les films d’Hayao Miyazaki, que je ne dédaigne pas, loin de moi cette pensée, il risque d’être rapidement déçu par l’univers que je tente de ressusciter.


Tiens, je n’avais pas envisagé cette possibilité ! Si je commence mon récit par « il était une fois », et que je sois un jour dans l’obligation de le transformer en tapuscrit, tout pirate informatique laissera vite tomber son chapardage. Trop ringard ? Tant mieux ! Et puis, j’aime bien cette formule qui traduit exactement le doute dans lequel je suis immanquablement plongé lorsque je feuillette mes notes prises lors des interminables monologues de mon vieil ami et confident. Les a-t-il réellement vécus ou les a-t-il rêvés ? Par prudence, étant donné le contenu délicat de certaines des révélations qui émailleront ce texte, et mon incapacité à en assurer la véracité, je suis contraint de changer les noms des lieux et des protagonistes. Certains d’entre eux ont engendré une descendance procédurière ; je suis bien placé pour le savoir,  la plupart d’entre eux ayant râpé leur fonds de culotte sur les bancs de mon école !

Employons donc cette formule toute faite, qui laisse la place au doute, au merveilleux et au cruel…

 

Il était une fois, un petit village du Berry niché sur un éperon de granit, au cœur de la contrée du Boischaut qui surplombe une vallée profonde où le bocage dense et sinueux épouse les courbes naturelles d’une rivière. À le voir ainsi perché, vigie de pierre sur la mer verte des haies, des buissons sarmenteux, des roches moussues, surveillant nonchalamment les troupeaux de chèvres rousses paissant au pied des cormiers séculaires, guettant le vol des canards sauvages, serpentin aérien qui projette son ombre sur les chemins creux, on a le sentiment que la vie à cet endroit s’est figée à jamais. On pense à ceux qui s’y établirent en des temps immémoriaux et chaque tertre de terre, possible cachette d’une précieuse sépulture, avive nos sens tandis que les vers d’Hésiode affleurent à notre bouche : "Ils vivaient comme des dieux, le coeur libre de tout souci… Lorsqu'ils mouraient on eut dit qu'ils tombaient endormis." Tandis que ses toits se pressent les uns contre les autres en une mosaïque carmin et ocre brune, ses terrasses cascadent, lourdement chargées de plantes médicinales et lorsque l’on tend l’oreille, avec juste ce qu’il faut de finesse, il est possible d’entendre le murmure discret du ruisseau que nous nommons traîne et les plaintes des martes, ces esprits mâles et femelles qui poursuivent de leurs imprécations fluttées les laboureurs des champs de la plaine. Si les lourds murs de granit de nos demeures s’appuient et se confondent aux remparts de l’ancienne cité médiévale, c’est pour concentrer leurs forces et dresser un mur inviolable à la Grand’bête ou chien blanc dont le seul souffle décime les hommes et les troupeaux. C’est là que tout commença une tiède soirée de novembre quand le coq noir du père Baillou se fit couper la tête.

(à suivre)...

 

 

©Alaligne

 


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