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Jules remonta le coussin qui lui calait le dos, s’installa confortablement sur sa chaise paillée, rebourra sa pipe avec d’infinies précautions, craqua une allumette et aspira profondément et lentement la fumée de manière à exacerber l’impatience du chat qui battait de la queue avec nervosité. Puis, la lippe humide, il fit claquer sa langue et se lança enfin dans sa narration :
- Toute cela remonte à une quinzaine d’années, autant dire en des temps où ta mère n’était sans doute pas encore née. C’était la guerre… pas la Grande, celle où mon propre père a gagné ses galons d’officier alors qu’il sortait à peine des jupons de ma grand-mère, non je te parle de cette saloperie de seconde guerre, celle qui coupa notre belle région en deux de part et d’autre d’une ligne de démarcation. Nous, dans le Boischaut Sud, nous sommes restés du bon côté de la barrière… enfin jusqu’au 11 novembre 1942, parce qu’après on a dégusté comme les autres. La Marthe, à l’époque était mariée à un grand costaud, rude à la tâche, qui s’appelait Jérôme Müller. Le gars, c’était un alsacien, pure souche. Il avait débarqué dans le coin au début des années trente alors qu’il devait se rendre à Limoges où un travail d’ingénieur l’attendait. Entre lui et la Marthe, ça été le coup de foudre… faut dire qu’à l’époque elle en faisait baver plus d’un, gaulée comme elle l’était, cette sacrée môme. Donc, le gars laisse tomber son boulot à Limoges, épouse la Marthe qui venait d’hériter d’une grosse exploitation agricole et s’en tire comme un chef ce qui ne lui valut à l’époque pas que des amis, vu qu’il vient d’ailleurs et qu’il se trimballe un accent teuton à découper des murs en béton. Mais bon, tant qu’il s’occupe de ses animaux et de ses champs, personne ne lui cherche des noises, sauf qu’il gagne pas mal d’argent et rachète d’autres terres. Là, déjà, il fait des envieux et en loucedé, ça commence à gamberger…
- En loucedé ? interrogea Arsène dont les connaissances linguistiques n’incluaient pas le verlan.
- Oui, en douce, si tu préfères… Où en étais-je ? Bon, je te passe les détails et j’en viens au plus important. Le Jérôme échappe à la mobilisation générale vu qu’il est trop âgé et continue à faire du blé, enfin façon de parler, car les céréales ce n’étaient pas son truc. Pas de quoi s’attirer de nouvelles amitiés, dans ce patelin de cupides. En 43, en août, si je me souviens bien, alors que les boches venaient d’occuper la zone nono, enfin c’est comme cela qu’on appelait à l’époque la zone non occupée, un salaud qui s’appelait Paoli et qui bossait pour la Gestapo de Bourges échappa de peu à un attentat. Etant donné les représailles qui s’abattirent ensuite sur les maquisards et le reste de la population, les esprits s’échauffèrent et chacun choisit assez rapidement son camp. Une seule chose leur resta en commun : la haine des « yaya ».
Arsène écarquilla les pupilles en signe d’incompréhension. Jules, porté par son récit, finissait par oublier que le chat n’était pas l’un de ses compagnons de beuverie du bar « Des Demoiselles » et que les expressions populaires si familières à son habituel auditoire restaient mystérieuses au matou.
- Yaya ? éructa, de sa voix gutturale, Arsène.
- Ben, dis donc le chat, tu ne connais pas l’allemand mais tu sais déjà le prononcer comme un vrai fridolin.
Arsène fit gonfler sa fourrure et arbora une mine satisfaite à ce qu’il prit pour un compliment.
- Ya, ça veut dire oui en allemand, et les alsacos ils avaient l’habitude de répondre « yaya » aux questions qu’on leur posait, tout comme les verts de gris. Tu piges ? Y’en avait plein en Haute-Vienne dès 39, des réfugiés vieux, adultes, jeunes, bébés et souvent parpaillots, enfin j’veux dire protestants. Ouais bon, j’vais pas non plus t’expliquer les religions… Donc le Jérôme qui avait fait les grandes écoles et qui parlait allemand, v’là t’y pas que début 44, le directeur de l’usine de moteurs d’aviation Gnome et Rhône à Limoges le contacte parce qu’il a besoin d’un ingénieur interprète et qu’il se souvient que le Jérôme vit toujours dans la région. Faut dire que le Jérôme on lui a pas vraiment demandé son avis. Les Schleus étaient derrière tout ça et ils n’aimaient pas vraiment qu’on hésite quand ils avaient décidé un truc. Il fait ses valises, embrasse sa Marthe qui s’arrache les cheveux, le supplie de rester, mais rien n’y fait et il prend le car pour Limoges. Pendant deux ans, elle ne le reverra qu'à la sauvette, par ci par là, quand les frisés l’autorisaient à prendre quelques jours de repos. Du coup l’exploitation bat de l’aile, pas que la Marthe soit une feignasse, mais sans son Jérôme, elle avait du faire appel à de la main d’œuvre saisonnière, venue d’un peu partout, surtout d’Europe de l’est, fuyant les nazis et dans le tas y’avait des gars qui connaissaient rien, ni aux bestiaux ni à la terre, et même un qui, à ce qui paraît, l’aurait volé pour fuir en Espagne. Faut dire également qu'en ces temps là, c’était quand même chacun pour soi et pour sauver sa peau. Sale époque…
Arsène vit une larme se former au coin de l’œil du cantonnier et quand celui-ci tendit la main vers la bouteille d’eau-de-vie, il se garda bien de faire une remarque car l’émotion de Jules, sans bien en comprendre les raisons, il la partageait, comme un cadeau empoisonné.
à suivre...
©Alaligne