La fille en rose
Contes et nouvelles
L’estomac encore barbouillé du grand bol café au lait que sa mère s’obstinait à lui faire avaler au petit déjeuner, Sylvie ouvrit son cartable et en vérifia
une dernière fois le contenu.
Latin, mathématiques, français pour ce lundi matin du 8 janvier 1962. L’examen confirma la présence des manuels recouverts d’un épais papier bleu marine et
étiquetés comme des pots de confiture, le lourd dictionnaire Gaffiot, les cahiers, la rédaction composée la veille, la trousse et le carnet de texte. Seule manquait à l’appel, la blouse
réglementaire où son nom et sa classe, 6ième C, avaient été brodées au point de chaînette par sa grand-mère, la veille de la rentrée scolaire. Elle ouvrit l’armoire de sa chambre et
fouilla dans ses affaires. Une blouse rose et une blouse bleue reposaient sur le dessus d’une pile de chemisiers, propres et pliées avec soin. Elle prit celle du dessus et la glissa
prestement dans son cartable entre le manuel de français et le Gaffiot.
La tonalité grave de la voix de son père, résonna dans le couloir :
- Sylvie, dépêche-toi, il est huit heures moins vingt, tu
vas finir par être en retard ! Je t’accompagne jusqu’au métro, mais je pars maintenant… Tu es prête ?
Elle rassura son père d’une voix fluette. Leurs rapports restaient distants. L’homme était expert comptable et travaillait dans un cabinet du huitième
arrondissement. Il ramenait du travail le week-end à la maison et le maniement des chiffres, l’examen des bilans, constituaient sa seule et unique occupation. Sa fille ne lui connaissait d’autre
hobby que le pianotage sur une calculette dont le ruban de papier créait d’innombrables volutes sur le tapis du salon. Il ne sortait la tête de ses colonnes de chiffres que pour demander d’une
voix lasse et voilée par ses quarante gitanes sans filtre, s’il était l’heure de passer à table. Recluse dans sa chambre, elle passait ses samedis après-midi à écouter en sourdine, sur son
tourne-disque Teppaz, le 45 tours d’Hugues Aufray qu’elle avait acheté en économisant sur son argent de poche. La chanson l’emportait inévitablement, au gré de la voilure d’un trois-mâts,
doubler les feux de Saint Malo et voguer vers San Francisco.
Elle avait, sur la planisphère punaisée au mur de sa chambre, tracé à la craie rose l’itinéraire de Santiano et rêvait de longues heures, mollement allongée sur le couvre-lit de satinette, d’être
Margot attendant le retour de son marin prodige. Ces excursions imaginaires remplaçaient les régulières virées dans la forêt de Fontainebleau que sa meilleure copine de classe, Corinne, prenait
un malin plaisir à lui narrer le lundi en cours de récréation.
- Sylvie… je suis parti…
- J’arrive papa…
Elle le rejoignit sur le palier de l’appartement, tendit la joue à sa mère qui d’un geste expert lui remonta son cache-col sur le nez et rabattit son
bonnet au ras des sourcils. En passant devant la loge de la concierge, son père salua d’un « Bonjour Madame Monnier » les fenêtres à petits carreaux de la loge. La fillette s’étonnait
toujours de ce rituel qui consistait à souhaiter une bonne journée à une porte. Ses parents avaient beau lui expliquer, qu’il s’agissait d’un moyen fort civil de justifier ainsi de sa présence ou
de son absence à la gardienne de l’immeuble, l’incongruité du protocole ne cessait de la questionner.
Les deux cent mètres qui séparaient l’entrée de l’immeuble de la bouche de métro furent parcourus dans un silence habituel, le père allongeant le pas comme
s’il entendait déjà résonner à ses oreilles le grincement de la rame. En haut des marches, il adressa un sobre signe d’adieu à sa fille et les yeux rivés sur l’escalier bougonna un bref :
«Ne traîne pas, tu vas finir par être en retard».
Sylvie l’observa dévaler l’escalier quatre à quatre et laissa se figer le sourire qu’elle avait esquissé pour lui dire au revoir. Les réverbères
nimbaient d’une lueur jaunâtre la silhouette massive de la mairie du 15ième arrondissement. La pendule sur le fronton entretenait une habituelle avance de cinq minutes sur l’heure
officielle et Sylvie dut se rendre à l’évidence : son père avait pour une fois raison. En retard, elle risquait fort de l’être. Cette pensée raviva les aigreurs du café au lait et un début
de nausée lui chavira le cœur. La perspective d’être « collée » fut l’aiguillon qui lui donna des ailes. Elle serra les dents, prit son cartable dans les bras et courut tout le
long de la Place Adolphe Cherioux, bifurqua à angle droit dans la rue Blomet, slaloma entre les voitures et ne reprit son souffle qu’une fois engagée dans la rue Maublanc. Un point de côté venait
de remplacer la nausée et la griffure du vent hivernale transperçait les rustiques collants de laine, censés la protéger du froid. Elle essuya les larmes qui s’étaient formées au coin de chaque
œil du revers de la main et reprit sa course effrénée en direction du lycée.
Lorsque les murs rébarbatifs de Camille Sée apparurent au delà du faîte dénudé des platanes du square Saint Lambert, une panique l’envahit soudain et elle sentit ses jambes se dérober sous
elle. De quelle couleur devait être la blouse ? Chaque semaine, la couleur de la blouse réglementaire changeait. Rose, puis bleue, bleue puis rose… Il fallait vraiment être crétine pour
ne plus se souvenir de la couleur de la semaine passée. Elle essaya d’imaginer son amie Corinne en cours de dessin le vendredi précédent. Mais les images se superposaient dans sa tête, et Corinne
apparaissait successivement un fusain à la main dans une blouse bleue, puis un pinceau de poils de martre glissé sur l’oreille dans une blouse rose. Plus elle faisait d’efforts, se concentrait
pour stabiliser l’image, moins elle arrivait à se faire une idée précise… Rose ou bleue ?
Enfin, la grande rotonde de l’entrée du Lycée se profila à une dizaine de mètres. Des retardataires, écharpes au vent, bonnets de travers et couettes dressées, couraient pour éviter le moment
fatal où la pionne du jour sortirait son carnet pour relever les noms de celles mettant un pied à l’intérieur de l’établissement après la première sonnerie. Sylvie sortit de la poche de son
caban, sa carte d’élève et piqua le plus grand sprint de sa vie. Essoufflée, les pommettes rougies par la course, elle brandit la carte au nez de la pionne puis s’engouffra dans l’escalier qui
conduisait aux vestiaires du sous-sol tandis que la sonnerie retentissait. L’habituel piaillement des lundis de retrouvailles ne suffit pas à la rassurer. Ce qu’elle risquait de découvrir en
poussant la porte du vestiaire des sixièmes, lui donna des envies de lâcheté. Si par miracle elle avait pu tomber en syncope, ou voir une colonie de pustules s’étaler en plaques répugnantes sur
son visage, ou bien encore se mettre à perdre ses cheveux par poignées pour être évacuée à grand renfort d’hommes en blouse blanche vers l’hôpital le plus proche, elle se serait sentie sauvée.
Des blouses blanches, voilà la solution à son problème. Il fallait avoir l’esprit tordu pour imposer du rose puis du bleu dans un établissement qui ne comptait aucun garçon. Quelle intendante
avait poussé le vice à mélanger ainsi les couleurs ?
- Mesdemoiselles, on se dépêche, c’est l’heure !
Une surveillante venait d’apparaître au bout du couloir, son sifflet à la main. Elle repéra Sylvie qui hésitait devant la porte du vestiaire.
- Allons, petite, va vite te changer, si non, tu ne sera pas
dans la cour pour l’appel.
Voyant que l’élève restait la main figée sur la poignée de la porte, elle s’approcha et réitéra un conseil qui s’était mué en ordre.
La fillette lui lança un regard désespéré, cherchant une quelconque trace de bienveillance dans les pupilles de celle qui se tenait maintenant face à
elle.
- Vous êtes sourde ma parole ! J’ai dit… on va se
changer…
D’un geste brusque, elle repoussa le bras de Sylvie et ouvrit en grand la porte du vestiaire. Toutes les petites campanules d’un lundi « pair »
cessèrent de jacasser au même instant. Escortée par la surveillante qui avait fleuré le côté louche de son comportement, Sylvie gagna la patère où son nom avait été inscrit en grosses lettres
capitales sur un papier collant. Lentement, elle ôta ses lourds vêtements d’hiver puis sortit du cartable la blouse réglementaire. Les yeux braqués sur elle s’écarquillèrent et
les ricanements qui fusèrent ne purent couvrir le hurlement :
- Grand Dieu, mais vous êtes folle ! Quelle
horreur !
C’est ainsi que lorsque la seconde sonnerie du Lycée retentit, on vit une blouse rose, mouillée de gouttes salées, fendre un océan bleu sous les embruns
glacés.
Alaligne