Il faut sans doute avoir écouté Le Masque et la Plume sur France-Inter dans les années 70 pour savoir vraiment ce qu’est la passion du cinéma. Les joutes critiques entre Bory et Charensol, leurs arguments balancés et criés comme des actes de foi, leur fougue, leur enthousiasme et leur intime conviction nous faisaient spectateurs, en différé et par procuration, de tous les films qu’ils avaient vus, passionnément vus, aimés ou détestés, admirés ou méprisés. Des deux, Bory était souvent le plus libertaire, le plus « marqué à gauche » comme on disait alors, mais pas toujours. Là, comme ailleurs, dans ses chroniques à l’Express ou sa rubrique au Nouvel Observateur, il se préservait de toutes les étiquettes, de toutes les influences, n’étant attentif qu’à une chose : dire sa propre vérité.
Il pouvait parfois la dire très fort, quitte à choquer, ou provoquer, ou prendre des risques personnels. En 1960, alors qu’il était jeune professeur de lettres à Henri IV, il a signé le fameux « Appel des 121 », la pétition réclamant le droit à l’insoumission pour les soldats partant pour l’Algérie. Certes la sanction de l’Education Nationale n’a pas été trop rude puisqu’il ne fut suspendu qu’un mois, mais il courut le risque de se voir empêché de faire ce métier qu’il aimait passionnément, et qu’il exerçait avec autant de générosité que de charisme, un peu à la manière du professeur du Cercle des poètes disparus.
Il est une autre bataille, plus personnelle sans doute, dans laquelle il s’est engagé longtemps, et en première ligne, c’est celle qu’il a menée pour la tolérance de l’homosexualité. Il faut se souvenir de ce qu’était la France de 1970 et de ses tabous en la matière, que même 68 n’avait pas pu entamer, pour mesurer l’impact de cette simple phrase « Oui, je suis homosexuel ». Dans cette bataille, Jean-Louis Bory s’est beaucoup exposé, et même sur-exposé, parlant partout, et jusque sur les plateaux de la défunte ORTF en prime-time. De cette surexposition, d’ailleurs, il a fini par prendre conscience, se sentant devenu le « gugusse de l’homosexualité militante ».
Cet homme de médias, cet intellectuel engagé, porte-étendard de sa cause, véritable exemple-type de cette époque des années 70, était aussi bien autre chose. Né dans un village de la Beauce au lendemain de la Grande Guerre, il demeurera si attaché à ses racines qu’il y aura, toute sa vie sa résidence principale, la « Calife », l’ancienne maison de ses grands-parents. Fils d’un pharmacien et d’une institutrice, petit-fils d’instituteur, il s’inscrira toujours dans cette lignée, où on respecte et honore la culture et le savoir. Agrégé de lettres, amoureux des beaux textes romanesques du XIX°, il fera entrer Balzac dans tous les foyers, en adaptant certaines de ses œuvres pour la télévision, et d’autres d’Eugène Sue ou George Sand.
Il fut, lui aussi, un écrivain, mais son parcours, sans doute, ne se fit pas dans le sens, normal, de la progression : C’est pour son 1° roman, en effet, Mon village à l’heure allemande, qu’il décroche à 26 ans la récompense suprême, le Goncourt. La suite sera forcément moins brillante : Ma moitié d’orange sera un succès public, mais le devra probablement au fait qu’il y « révèle » son homosexualité. De tous les autres, une trentaine, peu se souviennent.
Dans la nuit du 11 au 12 juin 1979, dans sa maison de Méréville, après avoir pris soin de brûler ses archives et
ses papiers personnels, après avoir testé vers le plafond le bon fonctionnement de son pistolet, Jean-Louis Bory s’est tiré une balle dans le cœur.
Ce court autographe, écrit peu de temps avant sa disparition, confirme le pouvoir de conviction aiguisé par le besoin d’entraîner dans son sillage, de créer tant sur le plan intellectuel qu’affectif un lien indéfectible au travers de son écriture grande, liée à hyper liée, inclinée systématiquement, anguleuse, tendue et étalée.
Il illustre également la capacité à s’ouvrir aux sens, aux sentiments et aux idées, à s’en imprégner dans ses inégalités, son trait large, léger et pâteux, ses oves crénelés et pincés.
Il montre enfin chez celui dont la devise était « tout feu, tout flamme » la quête d’une liberté érigée en dogme, d’une farouche indépendance et le désir d’expression personnelle en première ligne dans la liberté de la mise en page, l’emphase du « J », les combinaisons et l’aisance du geste.