Présenter des écritures manuscrites d'écrivains célèbres avec une étude graphologique, des comptines pour enfants, l'un de mes romans et beaucoup de mes coups de coeur, voilà l'objectif de ce blog. J'espère que vous vous y sentirez également chez vous...
VI
« Je me sens bien… » pensait Jules, dans un état semi comateux. Le malaise avait dissipé l’angoisse et les secondes qui s’écoulèrent avant qu’il reprenne conscience lui parurent délicieuses. La marche du perron sur laquelle sa tête reposait libérait une senteur de salpêtre, acidulée d’une pointe de chlorophylle. Des images de lui, enfant, envahirent son cerveau. S’imposèrent, en plans successifs, les paysages sablonneux du Boischaut à la végétation maigre où il gambadait insouciant au milieu du troupeau de chèvres rousses de son père, les jeux de cache cache au détour des haies bordant les chemins creux conduisant à la rivière, les bravades aux vipères prenant leurs bains de soleil sur les amas violacés des molinies des tourbières. Si la fraîcheur humide de cette nuit de novembre n’avait peu à peu glacé sa joue posée sur le jardin lilliputien du perron, il aurait poussé le « musardage » bien plus loin et plus longtemps à la recherche d’autres émois de sa jeunesse, à la recherche, par exemple, des mollets ronds de la Marthe, lorsque celle-ci, alors fillette, affolait les jeunes mâles par sa démarche nonchalante et son agaçante beauté boudeuse. C’est donc à regret qu’il ouvrit les yeux et se retrouva face à la bouille étonnée d’Arsène.
- Ben, qu’est-ce que tu fais là, Arsène ?
Le chat en entendant son nom, pencha légèrement la tête de côté. Une furieuse envie de répondre s’empara de lui. Il sentit alors un curieux phénomène se passer dans sa gorge : les muscles du cou se tordirent et dilatèrent son larynx de manière beaucoup plus large que lorsqu’il entamait un ronronnement. Sa bouche s’arrondit et une voix gutturale s’en échappa.
- Je venais chercher de l’aide, dit-il en articulant de manière exagérée chaque syllabe.
- Attends, le chat ! Tu parles ! Pute borgne … je deviens dingue…
- Non, non… pas du tout. Croyez que j’en suis le premier surpris… Depuis le temps que tout le monde me parle et trouve qu’avec mon air surpris, il ne me manque plus que la parole… hé bien voilà ! Ne me demandez ni comment, ni pourquoi, mais c’est un fait, je parle… Je trouve d’ailleurs cela assez désagréable. J’ai l’impression que l’on m’arrache les cordes vocales, mais avec un peu d’entraînement, je pense y arriver plus facilement et sans ce genre de désagrément.
Jules le regardait bouche bée, partagé entre l’incrédulité et une formidable envie de rire tant le greffier s’escrimait à prononcer distinctement chaque mot et poussait sa voix basse aux limites du grave. Il pensa à nouveau qu’il était devenu fou mais que la folie avait du bon. Il n’y avait que dans les rêves et dans les livres pour enfants que les chats parlaient : preuve indiscutable qu’il n’avait toujours pas retrouvé ses esprits. Il se pinça cruellement le bras pour s’assurer du contraire.
- Arrêtez de vous pincer, mon brave homme ! Je parle… c’est un fait acquis. Ne revenons plus sur le sujet. Je pensais trouver de l’aide en me réfugiant près de vous, mais je constate que celui de nous d’eux qui a besoin de réconfort, ce n’est pas moi, mais plutôt vous…
- Attends ! s’exclama Jules. Tu ne vas pas t’en tirer à si bon compte… j’ai le cerveau mou et la comprenette lente comme le disait Monsieur l’instituteur, mais j’aimerais quand même comprendre : primo, pourquoi tu cherchais de l’aide ? deuxio, comment as-tu appris à parler ? tertio, qu’est-ce que je fais allongé sur ces marches au beau milieu de la nuit ? Quar…
- Quarto ? suggéra Arsène…
- Quarto… répéta Jules…. Heu… ben, j’en sais plus rien. J’ai la tête chamboulée… Réponds déjà aux trois premières, je verrai après si il y en a une quartième…
- Une quatrième… corrigea le chat.
Jules ignora la remarque, prit appui sur ses coudes, parvint à redresser son buste et à s’asseoir à peu près confortablement sur la marche. Il fouilla le fonds d’une poche de son pantalon en quête d’un mouchoir et poussa un retentissant juron :
- Par le cul de Dieu ! J’crois bien que je me suis pissé dessus !
- Heu… pardon le chat… je ne voulais pas te choquer, ajouta t-il, l’air penaud.
Arsène détourna la tête avec dégoût, ne sachant du blasphème ou du dérèglement urinaire ce qui l’horrifiait le plus. Il réalisa subitement que son incapacité congénitale à parler lui avait jusqu’à présent permis d’être le témoin discret des confidences des humains. Que ne dit-on à un chat dont on doute qu’il comprenne le sens des paroles et dont on est sûr qu’il sera bien en peine de les répéter? Oui, mais voilà… un chat qui non seulement comprend mais parle devient irrémédiablement suspect. D’animal inoffensif de compagnie, son statut se transforme en traître potentiel, en dangereux rapporteur. Arsène se jura de prendre des précautions avant de renouveler l’expérience. Avec Jules, c’était trop tard. Encore pouvait-il espérer, qu’en retrouvant ses esprits, le cantonnier enfouirait au fin fonds de sa mémoire leur discussion de peur de passer pour un cinglé. Il fallait donc parler peu, mais utile.
à suivre...
©Alaligne