IV
Que pouvait bien faire tout ce beau monde, un soir de pleine lune sur le toit des maisons ? Jules me confia que la curiosité l’emporta sur l’épouvante et qu’il profita du passage d’un nuage pour grimper quelques marches d’un perron et se glisser dans l’encoignure d’une porte d’où la vue sur la maison du maire était dégagée et sa présence dissimulée par un auvent de fer forgé. Les formes ne semblaient pas inquiètes d’être découvertes ; elles ne manifestaient aucun signe d’inquiétude, juste quelques déformations lorsque le vent glissa sur les tuiles. Soudain une voix grave se fit entendre et mon cantonnier reconnut immédiatement à ses graillements, celle d’Augustin.
- Ben, c’est pas trop tôt ! Il en a mis du temps le père Baillou à tuer l’jau ! J’ai bien cru que l’on ne pourrait jamais y arriver. J’sais pas pour vous, mais pour moi ça me tardait de faire la causette … c’qui m’étonne, c’est qu’vous soyez là aussi la Marthe. J’croyais qu’vot’ patronne était trop pleure-misère pour allumer un feu, vu qu’il fait pas trop froid c’soir… serait-y malade la vieille pour faire brûler son bois?
La capuche tourna lentement sur elle-même et un filet de voix pointu s’en échappa :
- C’est à moi que vous parlez, le gâte-sauce ? Sachez que je n’ai pas de patronne et que c’est de mon plein gré que j’incarne une femme d’une haute teneur morale, toujours prête à rendre service à son prochain. Une femme qui ne gaspille pas les bûches, non par mesquinerie comme vous semblez le suggérer mais par ce qu’elle s’accommode fort bien la nuit d’une fraîche température, ce qui montre la qualité de son jugement, car trop de chaleur, chacun le sait, nuit au repos. Je ne vais pas m’étendre sur le pourquoi de la toute petite flambée de ce soir qui est venue à point nommé, réchauffer ses membres engourdis par un long et méticuleux ramassage de feuilles mortes. Et si ma présence vous insupporte, rassurez-vous, il ne va bientôt plus rester que quelques braises au fond de l’âtre et je disparaîtrai avec les flammes qui m’ont vue naître. Pourtant avant de m’éteindre et de refluer dans ma cheminée, j’ai une déclaration à faire…
Jules tendit l’oreille, mais la voix de la Marthe cessa de résonner à ses oreilles. Les silhouettes restaient maintenant muettes et immobiles comme si le charme qui les avait créées puis animées venait brusquement de perdre ses pouvoirs. Il attendit en vain de longues minutes supplémentaires. Soudain, il aperçut une volute de fumée se glisser entre les formes immobiles et son cœur se serra en la voyant doucement prendre l’apparence d’une frêle petite fille qu’il connaissait bien. À peine était-elle arrivée qu’un panache de fumée épaisse et noire vint la rejoindre. Et là, il crut défaillir en reconnaissant son double dans la créature à l’échine courbée, à la tête enfoncée dans les épaules et aux jambes légèrement arquées qui se profilait à quelques mètres au-dessus de sa cachette. Il faillit l’apostropher pour lui demander ce qu’il faisait là et surtout comment il avait eu l’inconscience quasi criminelle d’entraîner sa fille malade un soir de pleine lune sur les toits de la ville ; mais les mots se nouèrent dans sa gorge serrée et il ne put proférer qu’un triste râle. L’abattement fit rapidement place dans son esprit à la colère. C’était la faute de cette idiote de Christine s’il se retrouvait dédoublé en fumée ainsi que sa petite Charlotte. Qui d’autre avait pu allumer un feu dans la cheminée ? La jeune femme, depuis six mois, venait préparer les repas de sa fille clouée au lit par une maladie que les médecins les plus réputés du département avaient bien des difficultés à soigner. Elle aimait profondément Charlotte qui avait l’âge de sa propre fille et s’était proposée spontanément au cantonnier pour s’occuper de la petite en son absence. Elle avait pris l’habitude d’emmener avec elle sa fillette dans l’espoir de ramener un peu de joie dans les yeux de Charlotte et des rires dans une demeure bien trop triste et silencieuse. Elle avait pris également l’habitude d’attendre avec une infinie patience que Jules ait quitté le bar « des Demoiselles » et regagné son logis pour regagner le sien. Et lorsque l’homme, un peu pompette, poussait enfin la porte de la maison, elle se contentait de lui désigner sur le réchaud la marmite où tiédissait le repas du soir. Jamais un seul reproche n’était sorti de sa bouche, aucun soupir d’agacement. Jules devait en convenir… il n’y avait pas plus discrète et dévouée que Christine. Cette pensée eut pour effet de calmer sa colère et de le convaincre que si le feu avait été allumé dans sa cheminée ce soir là, c’est que la jeune femme avait eu une bonne raison de le faire. Les seuls coupables dans cette histoire c’étaient le coq et cet imbécile de père Baillou qui lui avait coupé la tête.
Cela lui faisait quand même un drôle d’effet de se voir en équilibre sur un toit. Non pas qu’il soit sujet au vertige, non, le problème ne se situait pas là. Mais être confronté brutalement à ce qui ressemblait à son spectre, là oui, cela lui foutait les jetons. Il se prit à douter de sa santé mentale et à se demander si le vin gris qu’il buvait consciencieusement tous les soirs ne contenait pas quelque substance interdite qui lui aurait mis les neurones en charpie. Son père avait consommé sa vie durant de l’absinthe sans pourtant devenir fou. Ivrogne oui, mais fou… non ! Il porta la main à son front qui s’était couvert de sueur et sentit le sang battre le long de ses tempes avec une force inhabituelle. Des petits points noirs entamèrent une danse hypnotique devant ses prunelles et des picotements assiégèrent le sommet de son crâne. Jules s’affaissa sur les marches du perron, puis perdit connaissance.
à suivre...
©Alaligne