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Le calendrier de l’Avent
Contes et nouvelles
(4) Où la rumeur et l'oubli partagent la vie d'Abel Beaujour
Dire que la première nuit de cohabitation entre Abel et Filou fut une lune de miel, serait une singulière erreur.
Le chien, sans doute troublé dans ses habitudes, passa de longues heures à hurler à la mort, empêchant Abel de trouver le sommeil. Au bout d’une dizaine d’allers et retours entre la chambre à
coucher et le salon, le bonhomme à bout de paroles et de caresses réconfortantes, à bout de nerfs également, prit une couverture de laine et vint s’installer dans le fauteuil près de
l’animal pour apaiser son angoisse. A peine fut-il endormi que le chien en fit de même. Au réveil, un lumbago lui poignarda le dos des reins. C’est plié en deux, ne pouvant à peine se déplacer
qu’il prépara son petit déjeuner et la gamelle du chien. Dans ces conditions, la promenade matinale promettait d’être pénible. Abel fouilla dans sa pharmacie à la recherche d’anti-inflammatoires,
doubla la dose normale et compléta la médication par trois cachets d’aspirine. La douleur n’était pas encore calmée qu’il passait déjà mentalement en revue les tâches habituelles du mardi.
En dehors de la nécessité de se rendre chez le teinturier pour y déposer son pardessus maculé de traces de pattes de chien et de bave, il devait aller avant onze heures trente à la bibliothèque
de la ville rendre un livre emprunté, rentrer chez lui manger, mettre un peu d’ordre dans un dossier qu’il devait présenter à la prochaine réunion du conseil municipal, puis s’occuper de la
collection de timbres qui était sa fierté. A ces occupations, il lui fallait maintenant en ajouter deux : faire un vœu et sortir le chien. Le mieux, raisonna-t-il, était de
commencer par le vœu, car celui-ci risquait peut-être de chambouler son emploi du temps. Il découpa le chiffre trois avec autant de soin que les précédents et prit connaissance du
message.
« Votre confiance nous honore. Ce troisième vœu doit sortir de l’oubli un artiste dont le talent, la
production, la qualité du travail sont particulièrement remarquables et prolifiques. Nous nous permettons d’insister sur la pertinence des critères de vos choix pour rendre la réalisation de ce
vœu efficiente. Sincères salutations, Le Calendrier. PS : Bonne chance ! ».
Abel réfléchit que si l’artiste était oublié de tout le monde, il y avait fort peu de chances que lui-même s’en
souvienne. Sa vie très prosaïque, faite d’un travail d’ingénieur au gaz de France, ne lui avait guère donné l’occasion de côtoyer l’univers des saltimbanques. Le fait d’habiter une petite ville
de province avait limité les occasions de sorties à une époque où la mode des tournées n’était pas encore ancrée dans la culture de son pays et que les villes ne disposaient que rarement de
salles pour y recevoir des chanteurs et des troupes de théâtre. Quant à monter à Paris pour se régaler d’un spectacle, madame Beaujour y avait toujours opposé un veto formel justifié par le
coût et la longueur du déplacement. Un argument auquel Abel s’était rendu toujours de bonne grâce tant la perspective de perturber sa vie réglée à l’avance par des déplacements jugés superflus
lui était désagréable.
La difficulté de trouver un candidat au vœu risquait fort d’être insurmontable. Ce serait sans doute là que
s’arrêterait l’aventure du calendrier, car Abel était intimement persuadé que le fait de sauter un souhait mettrait un terme à l’expérience. La déception se lisait sur son visage. Certes le
calendrier n’avait pas donné de résultats probants, mais il gardait au fond de lui l’espoir d’un possible miracle. Filou commençait à s’agiter dans son panier d’osier, signe qu’il était temps de
l’emmener en promenade. Abel jeta un œil par la fenêtre du salon, puis sur le thermomètre extérieur : temps nuageux, pas de pluie, dix degrés, des conditions somme toutes plutôt favorables.
Il s’apprêtait à prendre la laisse du chien lorsque la sonnerie du téléphone retentit. Abel décrocha et une onde de frayeur lui descendit le long de l’échine : Benoît Champlain était au
bout du fil…
« Salut Abel ! Bon, je t’appelle mon vieux, parc’que dimanche dernier j’ai un peu pété les plombs.
Faut pas m’en vouloir, mais bon Dieu t’a fait tout ce qu’il faut pour me foutre en colère. T’as joué comme le dernier des nazes. Se faire éliminer d’un tournoi dès la seconde partie, j’peux pas y
croire, d’ailleurs, j’y crois toujours pas… Allô! T’es là ? »
Abel avala péniblement sa salive. L’oreille tendue au téléphone, il avait redouté que son ami ne profère ses
habituels « tu vois » et ses « voilà » mais pour l’instant pas une seule de ces expressions n’avait transpercé ses tympans.
« Oui Benoît, je t’écoute. Je suis heureux que tu m’appelles. C’est moi qui aurais dû le faire. J’ai failli
hier, mais il m’arrive plein de choses en ce moment et excuse-moi, j’ai repoussé mon coup de téléphone à plus tard. Je suis sincèrement désolé pour dimanche. Je n’étais pas dans mon
assiette. »
« Bah! T’excuse pas mon vieux, ça peut arriver à tout le monde. Je me faisais du souci pour toi. C’est vrai
que je t’ai trouvé franchement bizarre. T’as un problème ? ».
« Un problème, non, un fil à la patte, oui. Je viens de récupérer un vieux chien dont le maître devait se
séparer avant un départ professionnel à l’étranger. Ou je prenais le chien chez moi, ou bien, il le faisait piquer » répondit Abel toujours aux aguets.
« Un chien ! Toi ! Ca c’est la meilleure ! Pardon de rigoler, mais je ne t’imagine pas
du tout affublé d’un clébard… »
« Il y a trois jours moi non plus. Heu! … Benoît… Juste une petite question… Tu ne connaîtrais
pas par hasard, un artiste dans le genre chanteur, acteur ou je ne sais pas, écrivain, plein de talent et que pourtant tout le monde ou presque aurait oublié ? ».
« Ha ! Ha ! … T’as qu’à ouvrir ta télé et regarder les variétés, c’est bourré de jeunes qui
pensent décrocher la timbale en fredonnant une chansonnette et pouf ! Une semaine plus tard… Oubliés… »
« Non, sérieux, Benoît… Une personne qui a eu des années de gloire… »
« Ben, je sais pas moi. Tiens… P’ête le Démère, celui qui a sa statue et son square. J’sais que c’est
un poète, mais j’ai jamais rien lu de lui ».
Abel s’en voulut de ne pas y avoir pensé plus tôt. Un homme auquel on élève une statue et auquel on donne son
nom à un square ne pouvait être qu’un auteur exceptionnel.
« Tu as raison Benoît. Démère, bien sûr… Pour revenir au tarot, tu m’acceptes quand même vendredi pour la
partie à cinq ? »
« Tu crois quoi ? Que ton vieux pote va te laisser tomber ? Tu vois Abel, y a des fois … Tu
vois, tu me fais de la peine… Voilà… »
« Pas autant que moi » murmura Abel désappointé.
Il raccrocha après avoir salué son ami, mais le désarroi qui l’avait saisi à l’écoute de la dernière phrase prononcée par celui-ci se nuança d’une pointe d’espoir. Sur la totalité de leurs
échanges, Benoît n’avait craqué que trois fois. Un véritable record dans la bouche de ce grand impétrant du tic linguistique. C’est donc le cœur plus léger qu’il attacha Filou à la laisse, mit le
livre emprunté à la bibliothèque dans un sac en plastique et prit son pardessus sur un bras.
« Allez le chien, on va faire une petite balade. Etant donné que l’on doit faire un tour à la
bibliothèque, on va en profiter pour découvrir ce que ce Paul Démère a écrit dans sa vie. Après on rentre à la maison et on se fait un bon déjeuner, bien arrosé. Si tu es bien sage je te donnerai
la moitié de ma part de Saint-Marcellin ».
Il entama son périple matinal en prenant soin de ménager le petit fox, de lui réserver des arrêts sur le chemin
de la teinturerie. Arrivé à destination, il attacha Filou à l’une des bornes anti-stationnement en fonte qui poussaient comme des pissenlits un jour de pluie depuis que le maire s’était découvert
une passion pour l’écologie et pour un centre-ville dépollué de ses véhicules. Il dut subir les quolibets du teinturier tant sur l’état du pardessus que sur son « exploit » au tournoi
de tarot. La rumeur selon laquelle il avait perdu les pédales pendant cette matinée fatale avait déjà fait le tour de la ville et enflammé les esprits. Abel n’eut cure de lui répondre car il
savait que rien ne changerait rapidement l’opinion du commerçant. Vers onze heures il était enfin arrivé à la bibliothèque et dut à nouveau trouver un endroit pour attacher Filou. Là encore, une
borne fit l’affaire. Madame Gonzales, la bibliothécaire l’accueillit avec bonne humeur. Elle devait bien être la seule à ne pas être au courant de sa mésaventure. Il lui rendit le roman emprunté
et s’enquit d’un ouvrage de Démère.
« Hou là ! Monsieur Beaujour… Démère ? Oui, cela pour sûr, des ouvrages on en a. Deux rayons
entiers de recueils de poèmes. On les garde parce qu’il est né ici, mais franchement, foi de bibliothécaire, depuis quinze ans que je m’occupe de cette bibliothèque, vous êtes bien la première
personne à vous y intéresser. »
« Et ils sont où, ces ouvrages ? » demanda Abel.
« Dernière rangée du fond, rangée du bas, ceux avec le sticker vert. Classement poésie. Vous pouvez en
prendre autant que vous voulez des Démère, ils ne risquent pas de manquer à grand monde. Il paraît qu’il faisait partie des parnassiens. Mais bon, moi je n’y connais pas grand chose en poésie. Je
préfère les romans d’amour» ajouta-t-elle les yeux légèrement brillants.
Abel la remercia poliment, se rendit à l’endroit indiqué, feuilleta quelques pages du poète et
saisi d’une inspiration soudaine préleva autant de livres que son sac pouvait en contenir. Il signa ensuite le bon d’emprunt sous le regard dubitatif de madame Gonzales.
Le retour au bercail se fit à petite allure. Abel ressentait des élancements dans le bas des reins et le fox
commençait à boiter. Une fois rentré, il reprit deux cachets d’anti-inflammatoire et deux aspirines. Filou, un peu plus tard eut droit à la demie portion de Saint-Marcellin. La table à peine
desservie, Abel oublia le dossier qu’il devait étudier et mettre en ordre pour se plonger dans l’univers du rimailleur. Vers cinq heures du soir, alors que le jour tirait sa révérence, il ferma
les yeux et formula un vœu. Un long et sourd glapissement s’échappa du panier en osier.
à suivre....
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