Le dimanche 1er décembre aurait dû être une journée consacrée au tarot, car si les habitudes avaient du bon, les tournois locaux
trimestriels avaient pour Abel le goût d’un nectar. Il était connu et apprécié pour savoir jouer au bon moment le « 2 pour
1 » et servait d’exemple à tous les joueurs débutants qui soit paniquent en ne jouant jamais atout, soit deviennent des maniaques du détarotage pour sauver des points. Les spécialistes
appréciaient son jeu subtile et ce dimanche là beaucoup de kibitzs* avaient décidé de le voir œuvrer.
Les parties devaient se dérouler toute la journée et Abel avait mis son réveil à sonner pour six heures trente du matin. Seulement voilà, en se réveillant, toutes ses pensées convergeaient
vers un seul et unique objectif : connaître les secrets du calendrier de l’Avent. Si bien qu’à peine après avoir terminé sa toilette, avalé un café noir et deux biscottes beurrées, il
revint dans le salon pour tenter une première expérience.
Son raisonnement était le suivant : décacheter le petit réceptacle du 1er décembre, faire son vœu puis filer au plus vite rejoindre ses partenaires. Il alla
chercher dans le tiroir de son bureau un mince cutter, revint dans le salon où le calendrier gisait toujours au fond du cabas. Dire qu’il était serein en exécutant ces gestes, serait manquer de
sens psychologique. Au fond de lui, Abel, habité en temps ordinaire de bon sens et de la plus rationnelle des logiques, redoutait ce moment. Inexplicablement, il était persuadé que le cours de
son existence allait dépendre de ce qu’il découvrirait derrière ces petits bouts de carton. Inspirant une grande brassée d’air, il découpa soigneusement trois des côtés du rectangle où le
chiffre un, doré et légèrement incliné semblait attendre depuis plus d’un siècle de délivrer son message. Il souleva le couvercle et un petit rouleau de papier roulé s’échappa de sa prison. Il
glissa sous la table du salon et Abel dut se mettre à quatre pattes pour le récupérer. Le texte écrit sur le papier était écrit en si minuscules caractères qu’il lui fallu l’aide d’une loupe
pour en déchiffrer la teneur :
« Votre entrée dans le monde du calendrier de l’Avent se fera d’autant plus facilement que votre premier
vœu doit soulager un animal domestique étranger à votre toit d’une affliction ou d’un sort injuste. La pertinence de votre choix, la sincérité de votre souhait, la générosité de votre cœur,
seront déterminants quant à la réalisation de ce vœu qui devra être prononcé entre l’Angelus de midi et l’Angelus du soir. »
Abel soupira de découragement. D’une part, il ne s’intéressait pas aux animaux contrairement à bien des gens,
ne se souciait donc ni de leurs afflictions ou injustes sorts et d’autre part son emploi du temps ne lui laissait guère la possibilité de trouver l’élu qui pourrait bénéficier de son vœu. Il
débutait très mal ce calendrier de l’Avent. Prêt à renoncer, Abel entreprit de se vêtir lorsqu’une idée germa dans son esprit. S’il devait consacrer son dimanche après-midi à trouver un animal,
il n’y avait qu’un seul moyen : perdre au tarot, le plus rapidement possible et se faire éliminer du tournoi avant midi. La seule pensée de se couvrir de ridicule devant des personnes
venues spécialement l’observer, le fit grimacer. Il imagina aussitôt l’incompréhension et les reproches dans les yeux de ses partenaires, les murmures désapprobateurs de l’assistance, la honte
de commettre des erreurs dans un jeu dont il connaissait toutes les ficelles. Quel animal méritait donc qu’il s’expose à l’opprobre et à la colère de ses concitoyens, se ridiculise
volontairement ?
Partagé entre des sentiments contradictoires, il faisait les cent pas dans le salon, bougonnait tout en
jetant des regards empreints de colère au papier gisant sur la table. Puis, soudain, il s’arrêta et un sourire éclaira son visage.
« Allons, dans la vie, il faut être beau joueur ! ». Il venait de prendre sa décision.
Lorsque les cloches de l’église sonnèrent les douze coups de midi, Abel se dirigeait vers le square Paul
Démère, les mains enfoncées dans un pardessus de serge brune. Le froid plus vif que la veille avait chassé les cumulus matinaux et la bourgade scintillait sous les rayons obliques de ce soleil
de décembre. Le poète magnifié dans une pause éternelle paraissait sourire à un moineau venu nettoyer son plumage sur son épaule. Abel poussa la petite grille de fer forgé qui limitait l’accès
aux deux cents mètres carrés de chétifs massifs et de longues allées caillouteuses. S’il avait choisi ce lieu, c’est qu’il savait que les propriétaires de chiens y avaient leurs habitudes,
délaissant les hectares de bois, champs et prés jouxtant la ville pour y mener leurs compagnons canins prendre l’air. Un banc patiné par des heures de lectures solitaires, de surveillances de
bébés lovés dans des landaus et de rencontres amoureuses l’invitait à devenir son poste d’observation. Il s’y assit en priant le ciel que l’attente ne soit pas trop longue, car en dépit du
« gilet manches longues thermolactyl triple épaisseur » dont il avait pris soin de se vêtir, les aiguillons du froid commençaient à traverser le fin drap de laine de son
pardessus.
La chance lui sourit bientôt en la personne de madame Charton, la mercière de la rue des Semailles, une petite femme sèche qui tenait en laisse une coquette chienne à poil long, soyeux et
ondoyant, de type bichon. Abel concentra son attention sur la bête essayant de détecter en elle les signes extérieurs d’un possible problème. L’examen se révéla négatif. Tout laissait à penser
qu’elle était soignée, , baignée, manucurée et cela s'impose, bichonnée comme une princesse. Sa maîtresse en passant devant Abel fit la chattemite, inclinant la tête dans sa direction, un
sourire de composition aux lèvres, mais tira ostensiblement sur la laisse et pressa le pas pour s’éloigner au plus vite de cet homme solitaire qui prenait tant de soin à observer sa
chienne.
La petite aiguille du clocher entama une nouvelle heure lorsque le second candidat au vœu fit son apparition sous la forme ébouriffée d’un Bouvier bernois qui entraînait dans son
sillage un couple et deux enfants. L’animal, jeune, encore peu rodé à la laisse, avançait par bonds successifs, jappait et tirait la langue au milieu des cris et des rires des gamins.
Remarquant Abel, il déploya une énergie supplémentaire pour l’atteindre en dépit des efforts de son maître pour le tenir à distance. D’un ultime coup de rein, il parvint à poser ses deux pattes
de devant sur les genoux du bonhomme et entreprit de lui lécher la figure avec application. Le baiser parut à Abel bien râpeux mais en aucun cas annonciateur d’une pathologie particulière. Le
couple se confondit en excuses pendant que Willi, c’était le nom du chien, continuait à labourer les genoux d’Abel et à baver sur son pardessus. Il leur fallut dix bonnes minutes pour
convaincre Willi de lâcher sa proie et d’accepter de les suivre. L’épisode avait ruiné la tenue endimanchée d’Abel mais avait relancé une circulation du sang figée par le froid.
L’attente se poursuivit en vain pendant un interminable quart d’heure. Le grincement du portillon sortit à
temps Abel d’une somnolence qui aurait pu sinon lui coûter la vie du moins lui valoir une grippe des plus sévères. Un jeune homme venait au devant de lui, marchant lentement, tandis qu’un vieux
fox terrier, raide de l’arrière-train tentait d’aligner son allure sur la sienne. La démarche de l’animal évoquait de douloureux rhumatismes et une possible arthrose. L’intérêt d’Abel en fut
excité. Il observa derechef le petit fox afin de ne pas commettre d’erreur. Un pincement au cœur, il comprit que non seulement la vieillesse avait fait son travail, mais que la bête était
aveugle. S’il y avait un chien qui méritait un vœu, c’était bien celui-là. Abel ferma les yeux, retint son souffle et s’apprêta à formuler le souhait lorsque soudain il hésita. Il devait faire
un vœu, pas deux, or son intention première était que le chien retrouve et une allure fringante et la vue. Il devait faire un choix. La cruauté de la situation n’avait d’égale que
l’empressement à conclure qui l’animait à l’instant. Des deux maux lequel faire disparaître ? Il pesa rapidement le pour et le contre et décida que la cécité était sans doute plus
pénible que des problèmes d’articulation. Les mots prirent simplement leur place dans sa tête et le vœu fut enfin formulé. De longues secondes s’écoulèrent avant qu’Abel osa ouvrir les yeux. Le
jeune homme avait continué sa balade quelques mètres plus loin et lui tournait le dos. La curiosité démangeait Abel. Il voulait en avoir le cœur net. Le chien avait-il recouvré la
vue ?. N’y tenant plus, il se leva et hâta le pas pour les rejoindre. Arrivé à leur hauteur, il salua du chapeau le jeune homme et se pencha sur la tête de l’animal.
« J’adore les fox terriers » trouva-t-il comme excuse à son
intrusion.
« Vous avez bien raison, ce sont des chiens gais, vifs et intelligents. Le mien est âgé, mais il n’y a
pas plus gentil » répondit le jeune homme.
Abel profita des caresses qu’il prodiguait à l’animal pour examiner les yeux et constata avec consternation
que le cristallin était toujours vitreux.
« J’ai beaucoup de chagrin » continua le jeune homme. « Je viens d’être muté pour mon travail
dans le grand nord canadien et je ne peux emmener Filou avec moi. Le voyage lui serait fatal. J’ai mis chez le docteur Labrusse une annonce, il y a trois mois, mais qui voudrait s’encombrer
d’un vieux chien en mon absence ? »
« Vous partez longtemps ? » interrogea Abel
« Une mission de dix huit mois. Je pars dans deux jours. C’est notre dernière promenade. Si d’ici
demain, je n’ai trouvé personne, je vais devoir me résoudre à le faire piquer. Je n’en dors plus depuis une semaine ».
« Le faire piquer ! Vous n’y pensez pas ! » s’exclama sans réfléchir Abel.
« Pourtant, je ne vois pas d’autre solution. A moins que vous ne connaissiez quelqu’un ou que
vous-même… »
« Dix huit mois, c’est long, mais cela peut peut-être s’envisager… »
« Vraiment ? Oh monsieur, je ne sais pas comment vous remercier, vous… vous… Puis-je passer dès
demain ? Je vous apporterai Filou, son carnet de vaccination, ses jouets, ses médicaments… »
« Ses médicaments ? »
« Heu, oui Filou, suit un traitement, rien de bien compliqué, vous savez... quelques comprimés matin et
soir. On a vite pris l’habitude… ».
Abel se demanda ce qui venait de lui arriver. Non seulement il n’avait jamais désiré s’encombrer d’un animal,
mais depuis la maladie de sa femme l’idée des soins l’épouvantait. Non content d’avoir cédé à l’attrait d’un vœu qui manifestement n’avait eu aucun effet, le voilà maintenant qui se proposait
en famille d’accueil d’une bête malade, handicapée et aveugle. Si le calendrier avait bien un pouvoir, c’était celui de lui faire perdre le jugement. Mais Abel n’avait qu’une parole et il
sortit une carte de visite qu’il tendit au jeune homme.
* spectateur d’une partie de tarot (en principe muet)