Lorsque les trois notes de la sonnette d’entrée retentirent, Abel était sous la douche. Le bruit de l’eau ayant
étouffé le son, le talent de Myrtille à imiter tous les bruits qu’elle entendait informa le vieil homme de la présence d’un visiteur. Il s’essuya rapidement et enfila une robe de
chambre pour aller ouvrir. Il eut quelque peine à reconnaître sous la toque poudrée de fins flocons et l’écharpe remontée jusqu’au nez, le visage de monsieur le Maire. Comme un froid
spectral s’engouffrait par l’embrasure de la porte, il encouragea Gontran à se mettre au chaud et à l’abri. L’ayant débarrassé de son manteau, il l’invita à le suivre dans la cuisine
et lui proposa une tasse de café. Pendant qu’Abel remplissait d’eau la cafetière, l’édile s’approcha de la fenêtre et les yeux fixés sur les points blancs qui flottaient dans l’air
prit la parole avec une voix vibrant d’émotion.
« Je te remercie Abel de m’avoir ouvert ta porte. Vois-tu, je tenais à te voir le plus vite possible. Je regrette
sincèrement ce qui s’est passé hier. Nous nous sommes conduits… enfin, je veux dire… Je me suis conduit comme un con. Excuse-moi pour le langage, mais il n’y a pas d’autre mot pour
qualifier la chose. J’ai bien réfléchi… En réalité, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit… Je souhaite que tu reviennes sur ta décision. Nous avons besoin de toi au conseil, de toi et de
tous les autres… » Le maire laissa les derniers mots planer comme s’il attendait le soutien d’Abel.
« Tu veux dire que tu as besoin de moi et de Laforgue ? » Questionna le bonhomme tout en mesurant une
dose de café moulu.
« Oui… Toi… Laforgue…Tout cela est allé beaucoup trop loin. Je ne sais pas quel vent de folie a soufflé hier sur
la mairie… mais je te promets que cela ne se reproduira plus. Je ne partage pas les opinions de Laforgue, les tiennes non plus d’ailleurs… tu le sais depuis longtemps… Ce n’est
pourtant pas une raison pour vous traiter de la sorte. Je suis prêt à écouter vos arguments et à en discuter entre gens intelligents. Il y a sûrement un moyen de mettre tout le monde
d’accord… Qu’en penses-tu ? »
Abel resta songeur quelques secondes. Ses traits ne reflétaient aucun sentiment. Il observa Gontran debout près de la
fenêtre, puis lui désigna une chaise et l’invita à s’asseoir.
« Je pense qu’il y a beaucoup de mal à réparer. Les attaques et critiques ne datent pas d’hier. Laforgue ne
mérite pas le traitement que tu lui fais subir. Moi, il y a longtemps que tes sarcasmes ne me blessent guère. Tu donnes le ton, Gontran… et les autres te suivent… Comme ce matin tu as
l’air sincère, je veux bien essayer, mais à une condition… »
Le maire leva des yeux interrogateurs.
« Je souhaite qu’à la cérémonie des vœux qui aura lieu en janvier, tu invites Laforgue et sa
femme… »
Gontran fronça le nez, mais se tut.
« Il est grand temps qu’elle retrouve sa place dans notre communauté et que tu veilles à ce qu’elle soit traitée
avec tous les égards… à commencer par ta propre épouse. Ce ne sera pas chose facile, j’en conviens, mais j’y tiens. C’est donc à prendre ou à laisser. »
Ce fut au tour de Gontran de plonger dans le doute et l’expectative. Les premières gorgées d’un café corsé vinrent
desceller ses lèvres.
« J’accepte, Abel… La partie ne s’annonce pas gagnée d’avance mais je te fais le serment de m’employer à ce que
tout se passe bien, y compris avec ma propre femme. Je te le promets… »
Les deux hommes se sourirent et se serrèrent la main. La discussion prit un ton plus badin, chacun explorant sa
mémoire pour dénicher les moments hauts en couleurs des relations agitées de leurs ancêtres réciproques. Lorsqu’ils eurent terminé de raviver le passé, l’ombre de la discorde avait
disparu de leurs pensées. Abel raccompagna le maire à la porte mais avant de le quitter, il voulut savoir comment Gontran avait appris à siffler avec les doigts.
« Je ne sais pas Abel… ça m’est venu hier comme cela. Quand je t’ai vu partir, je n’ai pas résisté à l’envie de
te rappeler…Instinctivement, je t’ai sifflé… J’espère que tu ne l’as pas mal pris ? »
« Au contraire… j’ai adoré... » répondit Abel, le regard malicieux.
Son hôte une fois parti, il s’habilla rapidement et appela Filou qui dormait sur le tapis de la chambre pour découvrir
la nouvelle consigne du calendrier. La case dix-neuf fut ouverte avec autant de soins que les
précédentes.
« Comme l’a si bien écrit Edgar Poe, ceux qui rêvent éveillés ont conscience de mille choses qui
échappent à ceux qui ne rêvent qu'endormis. Cher ami rêveur nous souhaiterions que le vœu de ce jour permette à un être muré dans sa conscience de partager
ses rêves avec un être qui l’aime de tout son cœur. Que votre choix sincère et motivé soit fait en toute conscience ! Le Calendrier »
« Hé bien Filou! Si tu as compris quelque chose à cette consigne, surtout n’hésite pas à m’aider… » murmura
Abel à l’attention de son compagnon à quatre pattes.
Le petit fox remua la queue mais resta muet. Abel en conclut qu’il devait tout seul arriver à résoudre l’énigme. Le
ciel se chargeait de nombreux nuages cotonneux et la neige s’accumulait sur le rebord des fenêtres. La promenade de Filou devenait hasardeuse. Abel vérifia l’état des trottoirs avant
de s’engager avec le chien dans les ruelles de la ville. Il s’arrêta chez le libraire pour acheter un manuel de philosophie traitant de la conscience et regagna sans musarder outre
mesure sa demeure.
Le jeune Cédric devait venir vers quatre heures, ce qui laissait du temps à Abel pour décrypter le message du calendrier. Pourtant au moment où l’enfant s’installa dans le salon pour
goûter, il n’avait toujours pas progressé dans sa réflexion. Le gamin engloutit son bol de chocolat, dédaigna les gâteaux et s’enquit de la forme de Myrtille. Abel qui avait compris
le message, n’entendait pas céder aussi vite au désir de l’enfant. Il sortit d’un tiroir un porte-plume, une bouteille d’encre et un bloc de papier vélin de fort grammage. Il écrivit
les paroles du cantique de Moreau en prenant soin de respecter les pleins et les déliés, puis il tendit l’instrument à Cédric en lui recommandant d’en faire autant. Surpris, le gamin
examina avec méfiance la plume Sergent major, la trempa jusqu’à la garde dans la bouteille et s’essaya à la plus belle des cursives. La plume crissa sur le papier, arracha quelques
fibres et une gerbe de gouttelettes bleu-nuit parsema la surface du papier.
Dépité, le bout du majeur et de l’index maculé d’encre, il regarda Abel la mine chagrine. Le vieil homme lui prit la main, dégagea les doigts qui enserraient la plume, détendit le
poignet crispé et l’encouragea à recommencer. Au bout de dix minutes d’exercices répétés, le gamin parvint à écrire le premier couplet sans tâches ni fautes d’orthographe.
Un quart d’heure plus tard, sur une feuille vierge, il écrivait la moitié du cantique avec dextérité. Ils s’extasièrent ensemble sur la qualité de l’écriture, son esthétisme et sa
clarté. Abel posa le disque de Moreau sur la platine ; ils l’écoutèrent, le repassèrent et le chantèrent à l’unisson. Quand le vieil homme fut certain que le texte était connu
dans son entier, il proposa à Cédric de l’enseigner à Myrtille, à condition que l’enfant lui confie préalablement les raisons de son aversion pour l’école. Le visage du petit se ferma
mais il ne prononça pas le fatal « J’sais pas ».
Au moment où Abel abandonnait l’espoir d’en savoir d’avantage, Cédric poussa un long soupir et un flot de paroles rapidement noyé par un flot de larmes vint s’épancher en toute
sincérité. Il parla, parla sans même reprendre son souffle : la venue d’un petit frère qu’il n’avait pas souhaité ; les idées sombres qu’il avait eu à son encontre; la
crainte panique de voir ses parents ne plus l’aimer. Mais le pire était à venir. Il raconta la détresse de sa mère quand elle comprit que le bébé ne répondait pas aux caresses, son
désespoir à le voir indifférent au son de sa voix. Il ne gazouillait pas, ne souriait pas et Cédric en avait tiré la conclusion qu’il était responsable de tout cela. Abel laissa les
mots se tarir, puis il prit l’enfant dans ses bras et le serra très fort contre sa poitrine. Les hoquets se calmèrent peu à peu et la tête nichée contre le cou du vieil homme, le
gamin suça son pouce.
« Que dirais-tu de lui fabriquer à ton petit frère un jouet pour Noël ? » Suggéra Abel dans le creux de
l’oreille du minot.
« Que penserai-tu d’une petite auto en bois? Je commence dès demain et on la finira ensemble, si tu reviens
me voir lundi…juste avant Noël »
Un hochement de tête et la caresse d’une mèche mouillée sur sa joue remplirent le cœur du bonhomme d’une paix joyeuse.
L’amour le plus pur les étreignait dans sa force singulière, lorsque Abel ferma les yeux et formula le vœu.