Un sifflement strident réveilla Abel. Il mit quelques secondes à rassembler ses esprits,
tendit l’oreille mais un silence ouaté régnait à nouveau dans la chambre. Il jeta un coup d’œil au réveil : cinq heures du matin. Filou dressé sur ses pattes, les oreilles aux
aguets semblait inquiet. Il n’avait donc pas rêvé. Il se leva les yeux gonflés de sommeil et ouvrit lentement la porte de la salle de bains. Dans l’obscurité, il crut discerner la
silhouette endormie de Myrtille. Rien ne lui parut anormal. Il referma avec soin la porte et alla se recoucher. Les yeux clos, il cherchait des images, le fil d’une histoire à se
raconter pour regagner le pays des songes. Hélas, le réveil brutal avait mis ses sens en alerte et son cerveau n’arrivait pas à se concentrer. Il s’agita de gauche à droite dans le lit,
tira sur les draps, retapa son oreiller, s’étira, essaya une position fœtale, le tout en vain. Peu à peu, ses yeux s’habituèrent à l’obscurité et détaillèrent des formes familières qui
dans la pénombre de la pièce prenaient des allures étranges, éveillaient des craintes enfouies.
Le souffle régulier de Filou l’avertit qu’un être au moins dans la chambre, avait retrouvé la voie du sommeil. Abel s’accrocha à une unique pensée : On était samedi et dans
quelques heures il reverrait Louise-Charlotte. La paix revint dans son âme et lorsque la figure accorte de la crémière émergea de son esprit, il replongea avec volupté dans un rêve
plein de promesses et de douceur.
Lorsqu’il ouvrit pour la seconde fois un œil, il constata avec satisfaction qu’une petite
minute le séparait du déclenchement de la sonnerie du réveil. Il l’éteignit du plat de la main, pressé de prendre une douche fraîche et de rendre visite à sa nouvelle locataire. Dans sa
cage Myrtille immobile, l’observa faire couler l’eau et ne détourna pas la tête lorsque nu comme un ver, il se glissa sous le jet. Le mainate l’épiait dans chacun de ses gestes,
mais restait parfaitement muet. Abel vérifia qu’elle ne manquait de rien, rajouta juste un peu d’eau claire dans une coupelle, puis sacrifia au rite habituel de l’ouverture du
calendrier.
« Cher calendrierophile nous sommes heureux de vous retrouver. Ce quatorze
décembre notre consigne s’attachera à délivrer une personne d’une phobie. Nous pensons que le choix est suffisamment étendu et que la tâche vous sera légère puisque nous en avons
recensé plus de cinq cents. Votre choix devra cependant correspondre aux critères habituels de sincérité et de motivation du Calendrier. Ouvrez les yeux et soyez perspicace. Le
Calendrier »
Abel songea à sa propre épouse qui cédait à la panique dès qu’elle devait monter dans un
ascenseur. Madame Beaujour aurait préféré grimper les deux étages de la Tour Eiffel à pied plutôt que de voir les portes de l’élévateur se refermer sur elle. Oui, mais voilà, il était
trop tard pour qu’elle put bénéficier de ce vœu. Il pensa à Gontran qui sans l’ombre d’un doute développait depuis des années une Beaujourophobie, mais Monsieur le Maire avait déjà eu
droit à un vœu. Deux, ce serait trop d’honneur à lui faire.
Il avait la journée devant lui pour trouver la bonne personne et sa rencontre avec
Louise-Charlotte ne devait souffrir d’aucun retard. Le thermomètre affichait huit degrés, un redoux bien agréable après ces derniers jours glacés. De la douceur il y en avait aussi
dans la brise légère qui caressa ses joues quand il prit vers dix heures le chemin du marché. La neige avait disparu des toits, un soleil généreux dardait ses rayons sur la petite foule
qui se pressait autour des stands, passait commande de chapons, dindes et autres volailles. Le marchand de marrons grillés ne faisait pas recette et le vendeur de sapins tourna la tête
pour ne pas croiser le regard de celui qui lui avait fait manquer une vente le samedi précédent. Dans sa liste de courses, Abel avait ajouté quelques kiwis et bananes aux pommes
reinettes qu’il achetait d’ordinaire afin de varier les repas de Myrtille.
Il commença son tour de marché par les fruits et légumes, traîna devant l’étal du boucher, admira l’œil vif d’un turbot fraîchement pêché et se décida pour de dodues coquilles
Saint-Jacques. Une petite visite au vendeur sénégalais s’imposait aussi. Il eut beau le chercher aux quatre coins du marché, force fut de constater que le fier Wolof avait quitté les
lieux. Abel n’en fut qu’à moitié surpris et en conçut plus de joie que d’amertume. L’étal de Louise-Charlotte était pris d’assaut par une meute de clients auxquels elle faisait déguster
de menus morceaux de Maroilles sur des languettes de pain de campagne tandis que son apprenti versait de petits verres d’un cidre de pays offert par le caviste de la place Saint Pierre.
Elle portait autour du cou le collier aux perles de rocaille et graines d’açaï qu’Abel avait choisi pour elle parmi les bimbeloteries de
Malik. Quoique assaillie de toutes parts, dès qu’elle aperçut le vieil homme, d’un signe de la tête, elle l’invita à la rejoindre au Petit Café.
A peine furent-ils assis à leur table habituelle que le serveur vint les trouver avec une mine de
conspirateur.
« J’ai une petite merveille à vous faire découvrir. Elle n’est pas encore à la carte, mais si vous me le permettez,
je vous recommande notre nouveau café : Un huehue tenango du Guatemala. Un pur moment de plaisir, puissant et fruité… Vous m’en direz des nouvelles… »
Abel et Louise-Charlotte acquiescèrent d’emblée. Dès qu’il fut parti, Louise-Charlotte bombarda son compagnon de
questions sur les vœux de la semaine. Abel se fit une gourmandise de lui narrer chacune des consignes du calendrier ainsi que leurs suites. De son côté, elle lui confia qu’elle était au
courant de l’illumination du dimanche et de la réédition des oeuvres de Démère, tout un chacun dans la ville y était allé de son commentaire le matin même sur le marché. Puis elle se
révolta à l’idée qu’une enfant ait eu à subir des sévices et ses yeux s’embuèrent de larmes à l’évocation de la lettre d’Abel à son petit-fils. Elle se rasséréna en découvrant que Filou
n’aurait plus à souffrir de ses rhumatismes, explosa de joie en apprenant qu’il avait entre temps recouvré la vue, fut prise d’un fou-rire en imaginant Abel aux prises avec un cancre et
versa des larmes de joie sur Myrtille. Ils en oublièrent leur café qui tiédissait sur la table. Les rires et les larmes avaient creusé de grands sillages dans leurs deux visages.
Ils se contemplèrent un long moment et se sourirent tendrement. Avant qu’Abel n’aborde le sujet du vœu du jour, Louise-Charlotte se pencha vers lui et l’index sur la bouche en signe de
secret lui confia une nouvelle.
« Notre ami Malik doit bientôt repartir au sénégal. A vous monsieur Beaujour je peux bien vous le dire… Le loto,
c’est lui… Il est venu me le dire chez moi, il y a deux jours. Je lui ai payé son billet de train pour Paris. C’est là qu’il va recevoir le chèque puis repartir vers son pays. Je lui ai
promis le secret mais il m’a autorisé à vous mettre dans la confidence car depuis que vous lui avez acheté ce collier, il a senti sa vie changer… Il m’a laissé pour vous ces noix de
Kola et ce Khat à boire en tisane et il a ajouté : vous lui direz, l’eau chaude n’oublie pas qu’elle a été froide, c’est ce que mon père me disait. »
Louise-Charlotte tendit à Abel un paquet semblable à celui ayant enveloppé le collier de graines d’où une forte odeur de
khat s’échappait. Abel en huma le parfum avec délice puis à son tour confia à son amie la dernière consigne du calendrier. Elle hocha la tête mais s’avoua impuissante à
l’aider.
Il était temps pour elle de rejoindre son apprenti et ils quittèrent à regret Le Petit Café aux boissons exotiques. Au
détour du stand d’un vendeur de sacs, un Père Noël en tenue traditionnelle, portant chausses et hotte embrassait des enfants pendant que des parents armés d’appareils numériques
immortalisaient la scène. Une maman non loin de là, tentait d’attirer vers l’homme en rouge et à la barbe blanche un petit bout de cinq ans qui se débattait et hurlait de terreur. Plus
la mère insistait, plus elle tirait sur les bras de l’enfant, plus celui-ci s’arqueboutait et redoublait ses cris suraigus.
Abel saisit la main de Louise-Charlotte et l’enchaînant dans son regard lui murmura :
« Avez-vous entendu parlé de paternalaphobie, Louise-Charlotte ? La phobie du Père Noël ? Fermez les yeux
avec moi et essayons de soulager ce petit. »
Les mains liées dans une même communion, ils formulèrent le vœu. Leurs doigts se délièrent dans le calme brouhaha
du marché.