La saveur d’un mercredi… Abel ne s’en lassait pas. Ce goût de grasse mâtinée, ce sentiment d’avoir une journée bien à soi, oubliés pendant toutes ses
années de labeur lui avaient été rendus dès sa retraite. Bien plus que le dimanche, jour où madame Beaujour faisait cuire un inévitable poulet accompagné de pommes de terre sautées, jour
où l’on recevait à déjeuner soit la famille soit les amis, le mercredi avait le fumet d’une journée volée, d’une journée offerte à la paresse, à la rêverie et aux jeux, la douceur d’une
confiture de groseille sur une tartine beurrée. Ce mercredi onze décembre n’échapperait pas à la règle, Abel en avait décidé ainsi.
Il s’autorisa donc une heure supplémentaire au lit, prit un des livres de poésie de Paul Démère qu’il feuilleta en murmurant pour lui-même les passages les plus exquis. Ce poète avait
décidément un bougre de talent et de l’humour aussi. Il serait bien resté dans sa couche, deux oreillers calés sous la tête si la promenade du chien n’était devenue une nécessité. Il
s’extirpa à regret des draps, laissa la douche finir de réveiller son corps endormi et prépara son petit déjeuner en s’autorisant deux tendres madeleines au frais parfum citronné. Un
rapide coup d’œil au cotonéaster lui confirma ce qu’il savait déjà : la plante elle aussi se reposait. Une léthargie bienfaisante régnait dans la maison et même Filou se décrochait
la mâchoire à force de bailler. Les nouvelles du jour s’accordaient à l’ambiance : le journal local consacrait sa une aux préparatifs de Noël et la page des faits divers était
réduite de moitié. Il sortit le calendrier du tiroir de la bibliothèque et repéra, à sa symétrie dorée, le chiffre du jour sans difficulté.
« Le Calendrier est heureux de vous retrouver et vous espère en excellente santé. Votre fidélité nous honore. Ce onze décembre nous vous
demandons de réaliser le vœu d’un enfant qui vous est cher. En allant au devant de sa demande vous pourrez, et seulement à cette condition première, lui souhaiter un vœu qui le remplisse
de bonheur. Que cet échange de vœux soit bien pensé et motivé. A demain, si vous le voulez bien. Le Calendrier. »
Abel garda dans ses mains le petit rouleau de papier, le relut deux fois puis le remit dans l’habitacle. En allant ranger le calendrier, il
passa près du cadre vide et constata avec étonnement qu’il était légèrement déplacé et plus incliné que d’ordinaire. Il le remit d’équerre. Un doute lui traversa soudain l’esprit. Le fond
de velours gris avait pris une légère patine et des marbrures aux courbes emmêlées se dessinaient sous la vitre. Il approcha le cadre de la fenêtre du salon pour vérifier à la lumière du
jour, s’il s’agissait de marques de moisissure ou de fines poussières qui s’y seraient déposées. L’inspection minutieuse qui s’en suivit, ne décela ni humidité, ni poussière. Il songea
alors que les rayons du soleil, voire ceux de la lune avaient décoloré une partie de la sous-face et dessiné ces étranges arabesques. Il replaça après une ultime vérification le cadre sur
l’étagère de la bibliothèque, recula de deux pas, faillit écraser une patte de Filou qui le suivait comme son ombre et se dit qu’il devrait surveiller cela de près.
La consigne du calendrier l’avait troublé. Il n’y avait pas trente six enfants chers à son cœur. Dès la lecture du message, le souvenir d’un tout
petit bébé s’était imposé dans son esprit : Son petit-fils qu’il n’avait vu qu’une fois, le jour où sa fille était revenue à leur domicile, reprendre quelques affaires, dont la
fameuse photo. L’image se forma d’un superbe bébé potelé, dodu à croquer, les yeux ronds et noirs comme deux boutons de bottines riant aux éclats lorsqu’il s’était penché pour
l’embrasser. Comment savoir ce que ce bébé devenu un enfant de dix ans pouvait souhaiter ?
Abel n’avait aucune idée des désirs des enfants de la génération de son petit-fils. Il vivait en quasi autarcie dans un monde d’adultes, éloigné des jeux de nos chères têtes blondes, des
tocades passagères de ces pré-pubères, de leurs futiles centres d’intérêt. Le peu qu’il en savait lui était distillé par son poste de télévision et par les journaux qu’il lisait. Que
pouvait donc bien souhaiter son petit-enfant ? Le meilleur moyen de le savoir était bien sûr de lui poser directement la question. Mais poser la question, c’était justement là où
résidait le problème. Si sa propre fille s’était murée dans le silence, de son côté, Abel n’avait guère fait d’efforts pour essayer de la contacter. Quelques cartes d’anniversaires,
quelques coups de téléphone qui terminaient sur un répondeur, une ou deux lettres qui étaient restées sans réponse. De fait, il n’avait jamais vraiment cherché à éclaircir les raisons de
cette brouille familiale. Il n’avait jamais cherché ou osé. Renouer le contact, ne serait pas chose facile.
Il sortit un bloc de papier à lettres, un stylo Waterman, s’installa confortablement à son bureau et ébaucha le début d’une missive. S’il n’eut
aucune difficulté pour inscrire la date, sa main se figea dès l’en-tête.
« Mon cher petit » faisait un peu condescendant. Il froissa la feuille et en prit une autre. « Cher sylvain,... » Vraiment trop
solennel et impersonnel. La seconde feuille alla rejoindre la première au fond du papier. « Mon cher petit Sylvain… » Voilà qui sonnait juste. Il resta de longues minutes, la
plume au ciel, hésita, puis ses doigts coururent sur le papier avec fébrilité. Au fur et à mesure qu’il écrivait une envie irrésistible de tenir cet enfant dans les bras le submergea. Au
terme de deux longues pages, il signa « Ton grand-père ». Il hésita, voulut rajouter « qui t’aime » mais comment après un aussi long silence pouvait-il déverser sur
cet enfant ignoré un amour si encombrant ?
Il se relut et constata que tout ce qu’il avait écrit tournait autour de son sentiment de manque, de la honte, du regret de ne pas avoir été plus présent, plus inquiet de ce que
l’enfant devenait. Abel parlait de lui. Et même sous les questions qu’il adressait à son petit-fils c’était encore sur lui-même qu’il s’apitoyait. Il se saisit de la feuille, la déchira
et la jeta dans le panier. Qu’il lui était difficile de trouver la manière simple et juste qui donnerait à l’enfant l’envie de le connaître !
Il pensa alors à son propre grand-père, aux parties de pêche à la ligne sur les rives de la Louve, la rivière qui longeait le jardin maraîcher de ses
grands-parents. Il le revit la main sur le cœur, la tête bravant le plafond de leur humble demeure, la voix emplie de trémolos déclamer le discours que Jaurès prononça cinq jours avant
son assassinat. Il se remémora la matinée où ils délivrèrent ensemble près du champ du père Bernard un jeune renardeau pris dans un piège à collets et à arrêtoirs. Surgirent alors de sa
mémoire, les mille et unes inventions d’Emile pour lui faire avaler la cuillère d’huile de foie de morue censée lui apporter force et croissance, les ruses grosses comme des ficelles pour
piquer les chocolats noirs à la liqueur de Kirsch que sa grand-mère, la bonne Mireille conservait avec soin en prévision des jours de fête. Assailli de souvenirs, Abel prit une nouvelle
page blanche et entreprit de les lui raconter.
Il noircit ainsi des pages et des pages comme si tout ce qu’il avait conservé dans son cœur de moments précieux, n’avait attendu que cette
occasion pour s’écouler dans un flot d’encre. Lorsqu’il arriva à la fin de la lettre, il signa « Le grand-père que j’aurais aimé être ».
Il rédigea l’enveloppe, colla deux timbres qu’il choisit dans sa toute dernière collection. Il irait la déposer à la Poste, pour être sûr qu’elle
partirait le jour même. Filou qui ne s’était jusque là pas encore manifesté aboya d’impatience en voyant Abel se lever, enfiler son pardessus et ajuster son chapeau feutre. Le seuil de la
porte était recouvert d’une fine pellicule de givre. Précautionneusement le vieil homme et le chien s’aventurèrent dans les rues glissantes de la ville. A hauteur de la boulangerie Abel
attacha Filou à un crochet de fer fixé à l’angle de la devanture. Il ressortit quelques instants plus tard un gros paquet de papier blanc à la main.
Le chien flaira le sac et se mit à japper.
« Plus tard Filou, attends un peu… Je nous ai acheté quelques friandises. Pour moi des roudoudous et pour toi des
rubans de guimauve. C’est mercredi, on a le droit de se faire plaisir, non ? » Déclara Abel, un carambar entre les dents.