Cette première semaine de l’Avent était passée à une vitesse folle. Abel qui d’ordinaire se languissait en voyant les jours défiler avec la rigueur
froide d’un métronome, se leva ce matin là en ayant le sentiment d’être un homme débordé. Il avait hâte de partir au marché pour pouvoir raconter à Louise-Charlotte les péripéties qui
avaient chahuté sa vie pendant sept petites journées. Le mercure du thermomètre extérieur affichait à peine trois degrés. Il se vêtit avec soin, délaissant son écharpe de soie pour une
autre de cachemire, chaussa des mi-bottes fourrées, car il tenait à ne pas tomber malade au moment où son existence basculait dans une forme d’aventure excitante. Mais bien évidemment avant
les courses, il y avait ce qu’il appelait maintenant le rituel du calendrier. Il appela Filou pour que celui-ci soit le témoin privilégié de son septième vœu. Il lui lut à haute voix le
message :
« Le calendrier vous souhaite une excellente journée. Nous sommes heureux de vous retrouver dans vos préparatifs de Noël. Nous savons que cette
période de fête est un moment où l’on pense beaucoup à ses proches et à soi-même. Nous vous saurions pourtant gré que ce septième vœu s’adressa à un étranger. Par étranger nous désignons, non
pas une personne inconnue mais une personne de race étrangère. Nous sommes conscients qu’en cette fin de dix neuvième siècle, les étrangers ne courent pas la rue. Il vous faudra donc de la
patience et de la perspicacité. Veuillez recevoir nos sentiments les meilleurs. Le calendrier. »
Abel se gratta le crâne d’un air perplexe. Certes, depuis la fabrication du calendrier, les choses avaient bien changé. Il suffisait d’ouvrir sa
télévision et de lire les journaux pour s’en rendre compte. Les étrangers étaient au centre de beaucoup des préoccupations de ses contemporains. Les histoires de sans-papiers, les révoltes de
banlieues, les extraditions alimentaient régulièrement les unes et les débats. Mais voilà, dans sa ville, il était bien placé pour le savoir, en dehors de quelques journaliers employés au
moment des moissons, l’étranger n’existait pas. Rien que du pur et dur gaulois élevé à l’école de Jules Ferry et au chabrot. Le chabrot avait d’ailleurs été à une époque pas si lointaine plus
efficace pour dresser la race de ses futurs concitoyens que les règles grammaticales et les subtilités de la syntaxe. Son ami Benoît était le parfait représentant de toute une génération de
fils d’exploitants de ferme et d’éleveurs de bêtes à cornes. Le charme incomparable des étendues de blé d’hiver n’avait pas opéré sur ce que les journalistes appelaient le flux migratoire.
Abel en conçut une légère déception, mais la pensée d’une rencontre imminente avec Louise-Charlotte lui redonna le moral.
Il choisit dans l’attirail laissé par le maître de Filou, une laisse verte et rouge en accord avec les couleurs du moment, enfila une paire de gants en chevreau et quitta sa demeure le cœur
plein d’espoir.
A côté du grilleur de marrons toujours accompagné de la fillette au manteau bleu, un vendeur de sapins venait d’élire commerce. Les épicéas cédaient
depuis plusieurs années la place à du Nordmann dépourvu de toute odeur mais qui évitait la corvée du ramassage des aiguilles. Le vendeur, un jeune homme descendu tout spécialement des Vosges
en vantait les mérites d’une voix de stentor. Abel s’approcha, lut le prix sur les étiquettes et concéda que le commerce devenait de plus en plus lucratif.
Un couple avec un petit garçon lorgnait sur un géant de trois mètres. Les parents avaient beau expliquer à leur fils que l’arbre dépassait largement la hauteur de leur plafond, l’enfant ne
voulait pas en démordre et trépignait de colère. Pour l’amadouer, Abel tenta de lui expliquer l’origine du sapin de Noël. Il lui narra l’histoire du dieu Attis sacrifié sur cet arbre et de la
tradition qui voulait qu’en coupant un sapin et en le décorant avec de l’argent, de l’or et une étoile à six branches en son sommet, on souhaite sa renaissance. Lorsqu’il aborda la coutume
des rois vikings sacrifiant des animaux alors que le petit peuple suspendait pommes pâtisseries et autres offrandes dans les branches, le gamin le regardait la bouche pendante. Evoquant
finalement Charlemagne accrochant les boyaux ainsi que les yeux de ses ennemis vaincus aux sapins en guise de repentance, le minot avait oublié le pourquoi de sa colère. Abel lui expliqua
finalement que la taille ne comptait guère mais plutôt l’amour et le soin avec lequel on le décorait. Si Abel perçut dans les yeux des parents une lueur de reconnaissance, il dût se rendre à
l’évidence, ceux du vendeur jetaient des éclats noirs. Encore n’avait-il pas remarqué que Filou avait levé la patte sur le tronc d’un sapin.
Abel continua sa balade et longeant le marché de Noël, il s’aperçut avec tristesse que le stand du marchand de livres avait été remplacé par celui des dames de la paroisse. Elles y exposaient
des bougies de Noël badigeonnées à l’emporte-pièce, des sent-bons à l’encens et des chaussettes porte-cadeaux tricotées par leurs soins. Il fit l’achat de deux bougies dont la peinture rouge
et verte laissa instantanément sa marque sur les gants en chevreau. Négligeant le désagrément, il remplit un peu plus loin son cabas de légumes et fruits variés, de quelques provisions en
viande et en poisson. Comme il se dirigeait maintenant vers l’étal de Louise-Charlotte, il sentit son cœur battre la chamade. Dès qu’elle l’aperçut, Louise-Charlotte lui fit un signe en
direction du Petit Café, puis elle s’adressa à son commis tout en dénouant son tablier. Elle arborait aujourd’hui un nouveau bonnet de laine d’un joli rose qui mettait en valeur ses prunelles
myosotis. Abel l’attendit, Filou sagement assis à ses pieds et c’est tous trois ensembles qu’ils gagnèrent le Petit Café.
« Leur » table étant libre, ils s’y installèrent et commandèrent un Sigri de Papouasie à la saveur chocolatée, non sans avoir hésité un court instant pour un Blue Mountain
jamaïcain. Comme elle s’étonnait de la présence du chien, Abel en profita pour lui raconter par le menu détail ses aventures depuis le dimanche précédent. Louise-Charlotte ouvrait des yeux
ronds, fronçait les sourcils, souriait, riait, s’émouvait mais ne l’interrompit à aucun moment. Abel en arriva au vœu du samedi et lui confia son désarroi pour trouver un étranger dans la
ville. Elle saisit un morceau de sucre de canne qu’elle entreprit de sucer à la façon d’un jeune enfant.
« Il y a Malik, monsieur Beaujour. Malik, le vendeur sénégalais de bijoux sur le marché. C’est un garçon que j’aime beaucoup et qui n’hésite jamais
à me donner un coup de main pour charger et décharger la camionnette. Il est originaire de Saint Louis. C’est un jeune homme qui a fait ses études à Dakar. Un garçon qui rêvait de devenir
médecin, lui le fils d’un ancien griot. Sa femme Naminia est restée avec leurs deux petits au Sénégal jusqu’à ce que Malik ait de quoi la faire venir ici. C’est un jeune homme très bien, vous
devriez aller lui parler. »
« Il manque de quelque chose, Louise-Charlotte ? » Demanda Abel.
« Il manque de tout, monsieur Beaujour. Vous n’aurez que l’embarras du choix » répondit-elle en s’esclaffant.
« Suis-je bête ! Merci de ce conseil… Je prends mon Saint-Marcellin et je vais aller lui rendre visite ».
« Vous êtes une amie précieuse » ajouta-t-il en lui prenant la main.
Louise-Charlotte rougit, mais à peine. Ils restèrent ainsi quelques instants à se regarder dans le blanc des yeux.
Le commis entra en courant dans le Petit café et arriva tout essoufflé à leur table.
« J’y arrive plus. Je ne sais pas ce qu’ils ont aujourd’hui, mais tout le monde est pressé. »
« C’est bon, ne t’inquiète pas, j’arrive dans deux minutes. Juste le temps de finir mon café. Dis-leur de patienter et en attendant enveloppe le
Saint-Marcellin que j’ai mis de côté pour monsieur Beaujour » lui recommanda la crémière.
Abel termina le premier son café, régla la note et se leva prêt à partir.
« Je passe d’abord voir votre Malik Je prendrai le fromage juste avant de rentrer chez moi… A tout de suite Louise-Charlotte ».
Et ce jour là, ce fut lui qui se pencha pour l’embrasser sur la joue.
Lorsqu’une demi-heure plus tard, Abel tint sa promesse, il tenait à la main un paquet brun qu’il échangea contre un Saint-Marcellin joliment
enveloppé.
« Tenez, ce n’est pas encore Noël, mais c’est juste une babiole… j’en avais envie. Quant au vœu, vous aviez raison, le plus difficile c’était de
choisir le bon, mais voilà, c’est fait… grâce à vous, Louise-Charlotte».
Elle posa deux doigts engourdis sur ses lèvres et lui envoya un baiser.