( pour adultes seulement )
L’effet Lucifer

Le gars a une gueule d’intello. Crane rasé, mais gueule d’intello. C’est peut-être lié aux petites
lunettes rondes cerclées d’acier qu’il porte lorsqu’il prend des photos. Et là, il mitraille… Le reflex surchauffe…Zoom, clic, plan large, clic, plongée, clic, contre-plongée, clic…des gouttes de
sueur se forment sur son front. Il les éponge du poignet toutes les trente secondes. Le problème c’est la lumière, crue et jaunâtre au centre, faible et tremblotante dans les recoins, plus
vacillante que celle d’un lumignon. Diaphragme grand ouvert pour les détails, pas de profondeur de champ. Action rapide, ambiance néon, temps de pose sans cesse modifié.
Il bande.
Un de ses potes s’interpose entre lui et l’acteur de la scène qu’il venait de fixer en plans serrés. Le
gars retrousse la manche de sa chemise et exhibe d’abord son avant-bras. Tatouage rustique de cercueil. Plus haut sur le biceps, flammes d’Enfer et en gothique « Asmodée ». Objectif
macro, clic… il tremble…flou, recommence. Clic, clic…
Et puis, cette chaleur, ces
bruits et ces odeurs… La sueur attaque ses yeux. La fille rigole et tire sur la laisse. Sur le bâton de bois accroché à sa taille, des lunures dessinent des formes érotiques. Clic… Sévices, sexe.
Amas de corps emmêlés, nus comme des vers. Révélation putride d’un fantasme, abandon et destitution de la raison. Ailleurs…émacié, profil d’anachorète, lèvres éclatées, mains
suppliantes…
Son système de stabilisation
des pulsions tombe en rade… Trou noir…il glisse sur lui-même. Choc froid du carrelage. Chaleur visqueuse qui inonde l’entrecuisse. Perte de repères, les râles se ouatent… flash back sur les
plaines du Montana sous la neige. Faible lueur, une éclaircie… visage maternel qui sourit, fumet de pancakes et de tantimolles, réminiscence de ses origines françaises. Envie de vomir… la
marée saumâtre au lieu de l’étouffer, le ramène à la vie. Paupières qui battent, puis se soulèvent. Une image en gros plan… T-shirt réglementaire et insigne…l’aigle emblématique « Proud to
be american…with liberty & justice for all ». En contrechamp, lente mise au point, lettres noires badigeonnées sur mur pisseux : « Welcome in Irak ».
Qu’est-ce qu’il foutait, mais
qu’est-ce qu’il foutait là, à Abu Ghraib ?
©Alaligne