Voilà, nous étions rendus au 24 décembre. Comme vous le savez, ou l’ignorez peut-être, dans le Schwarzwald ce n’est pas le père Noël qui apporte les cadeaux mais le Christkind et celui-ci passe parfois dans l’après-midi, parfois dans la soirée pour déposer les présents. A l’heure du goûter, Effy avait fini de peindre les nouvelles boules de papier mâché et aidée de Klemens, elle les avait accrochées à mes branches. Ils avaient également confectionné de multiples objets en paille tressée dont des angelots et une magnifique étoile qu’ils fixèrent au sommet de mon tronc. Sans doute échaudée par la mésaventure qui lui avait valu une sonnante fessée, Effy contrôlait chacun de ses gestes et je fus conquis par la toute nouvelle délicatesse de ses gestes. L’intérieur de la grande pièce, d’habitude assez austère avait pris des airs de fête. De gros nœuds rouges en velours agrémentaient les doubles rideaux et la longue table avait revêtu une robe blanche délicatement brodée de motifs qui me rappelaient ma forêt natale. De la cuisine s’échappaient des effluves d’oie rôtie, de chou rouge et de pommes. Birgit semblait s’être démultipliée en une dizaine de jeunes femmes, tant sa silhouette virevoltante passait en quelques dixièmes de secondes d’une pièce à une autre. Hans beaucoup plus calme et constant, aidait les enfants à disposer comme il se doit sur la table, les assiettes, les verres de cristal à facettes ainsi que les couverts. Nous guettions chacun de leurs gestes, effarés par le mal qu’ils se donnaient pour que tout soit parfait. Même le chat ne trouvait plus un endroit tranquille pour se livrer à son occupation favorite et tapi derrière mon pot, il mettait sa longue queue à l’abri des enjambées saccadées des humains.
Tout aurait été parfait sans, comme je vous l’ai déjà dit, cette ignominie qu’ils appellent un feu de bois. Non seulement je vis quelques petits morceaux de lointains cousins être disposés dans l’âtre, puis être recouverts de ces merveilleux cônes que ma mère portait avec tant de fierté et qui soit dit en passant, assuraient ma lignée, mais aussi des tronçons entiers d’un parent inconnu qui furent entassés par en dessus dans un savant échafaudage. J’eus beau alors exprimer mon indignation à ma fratrie encirée, mes oncles et mes tantes habitués à de tels sacrifices ne répondirent que sur un ton désabusé. J’eus à cet instant, l’impression que le fait de sauver leurs fibres les rendait imperméables à toute forme de compassion.
Tiens, la compassion… Voilà donc ce sentiment que je n’avais jamais encore éprouvé et qui en ce jour de réjouissances formait des noeuds puissants au plus profond de mon tronc au point de me couper le souffle.
Lorsque Hans craqua une allumette (encore un petit bout d’une personne de ma famille) et embrasa le tout, je ne
pus que fermer les yeux et détourner la tête au risque de faire s’effondrer toutes les guirlandes et décorations de Noël dont on m’avait gratifié. Un sentiment d’impuissance totale se mêla au
précédent. Par ailleurs, quand je finis enfin par m’abstraire d’un début d’état neurasthénique, j’eus l’extrême déplaisir de sentir la chaleur de la flambée raviver ma soif. La Parisette
trouvant que tout ce que faisait Hans était bien, le chat béatement fasciné par la danse des flammèches, il n’y eut que Lorentz pour essayer de me consoler en m’expliquant maladroitement des
notions de thermodynamique et plus particulièrement la différence existant entre une chaleur sensible et une chaleur latente. L’approche scientifique eut pourtant au final l’avantage de calmer
un peu ma souffrance, mais pas ma soif.
Juste au moment où le coucou entonna neuf fois son chant, les adultes demandèrent aux enfants de monter dans leurs chambres revêtir des habits de fête. Je les entendis se parler à voix basse puis Hans éteignit toutes les lumières. Seul l’éclat du feu de bois éclairait un coin de la grande pièce. Je vis des ombres se mouvoir dans l’espace, se rapprocher de moi dans un bruit de papiers froissés. On étalait tout autour de mon pot des objets qui n’avaient, autant que je pouvais m’en rendre compte dans la pénombre, comme seul point commun que d’énormes rubans entrelacés. Il n’y avait pas besoin d’être un humain pour sentir la tension dans l’air. Lorentz, La Parisette, Rip venu à l’instant nous rejoindre et même le chat dont les poils se hérissaient, nous retenions notre respiration dans l’attente d’un événement fantastique. De longues secondes passèrent… une éternité !
Soudain la voix de Klemens retentit dans l’escalier.
- On peut venir maintenant ? demanda-t-il à ses parents ?
Birgit et Hans acquiescèrent d’un même chœur. Je vis l’ombre du grand s’éloigner vers la porte d’entrée et la pièce s’inonda à nouveau de lumière. Les enfants poussèrent des cris de joie et je découvris alors une montagne de boîtes enrubannées à mes pieds. L’excitation des petits me gagna. Tout comme eux, j’avais hâte de voir ce qu’elles contenaient, de m’émerveiller de tous les trésors cachés sous des flots de satin carmin.
Oui, je vous l’affirme, ces moments furent magiques ! D’une magie riante et réconfortante. Je m’unis à leurs débordements de joie et oubliant ma soif, je tendis bien haut mes branches pour exprimer mon bonheur.
Comprirent-ils combien je me réjouissais avec eux ? Il faut le croire, car leurs mains se joignirent, leurs lèvres me sourirent puis leurs voix entonnèrent un chant merveilleux :
Mon beau sapin, roi des forêts
Que j'aime ta verdure
Quand par l'hiver, bois et guérets
Sont dépouillés de leurs attraits
Mon beau sapin, roi des forêts
Tu gardes ta parure
Toi que Noël
Planta chez nous
Au saint anniversaire
Joli sapin, comme ils sont doux
Et tes bonbons et tes joujoux
Toi que Noël
Planta chez nous
Tout brillant de lumière
Mon beau sapin
Tes verts sommets
Et leur fidèle ombrage
De la foi qui ne ment jamais
De la constance et de la paix
Mon beau sapin
Tes verts sommets
M'offrent la douce image
Que d’émotions pour votre narrateur… À aucun moment, je n’avais imaginé l’amour que je pouvais leur inspirer. Je
me sentis gauche, emprunté. Comment leur témoigner ma reconnaissance ? Peut-être simplement en acceptant sans broncher et en faisant aiguille douce de les laisser disposer de moi selon
leur bon plaisir. Hans, plutôt que de me réduire en morceaux et me jeter dans l’âtre le moment venu, déciderait-il de tailler à vif dans mon tronc et de sculpter dans mon cœur la canne qui
l’aiderait, la vieillesse advenue, à parcourir ma belle forêt noire?
Ils dînèrent avec appétit, puis lorsque les douze coups retentirent au clocher de l’église , ils nous quittèrent
pour fêter avec les autres villageois la naissance du petit Jésus.
Tiens, au fait que suis-je devenu ? Allez, encore un petit effort… gardez les paupières closes… cette histoire contient un épilogue…
A suivre...
©Alaligne