Suite et fin du chapitre I
Ainsi, un soir de longue présentation sur la qualité du trait, l'orateur ayant projeté sur grand écran l'écriture de Serge Gainsbourg pour illustrer l'espèce fuselée, je l'avais entendue marmonner trois chaises à ma gauche: "de toute façon, il n'en à rien à faire, il est crevé et a gagné beaucoup plus d'argent que tout le monde ici réuni et en plus il s'est tapé les plus belles filles de son époque sans avoir recours à vos services". Vu la mine horrifiée de sa voisine, le contexte empesé de l'assistance, je n'avais pu réprimer un fou-rire qui m'attira une remontrance sèche du chargé de cours, mais également le regard complice de l'intéressée.
La séance s'était terminée au bar du coin, ou en quelques minutes nous avions échangé par le biais d'un tutoiement spontané, nos coordonnées, un bref résumé de nos états civils et la promesse de ne plus nous quitter au moins pendant les cours où je lui demandais par la même occasion ce qu'elle venait y faire.
« Te rencontrer par exemple » avait-elle répondu en éclatant d'un rire sonore qui fit se retourner vers notre table les quelques consommateurs présents.
De fait, son engouement pour la graphologie s'avéra aussi bref que les relations extra-conjugales qu'elle menait à l'époque mais notre amitié s'établit de façon plus durable, sur une sorte de fascination réciproque où son culot et mon scepticisme naturel s'entendaient à merveille pour désacraliser l'inattaquable, renvoyer aux pelotes les à-priori et détourner les faits pour en trouver l'irrésistible ironie.
Sans l'humour qu'elle déployait à tout propos, je pense que je l'aurai trouvée profondément détestable, superficielle et parfaitement irresponsable. Une gamine de 42 ans, qui refusait de regarder la réalité en face, n'écoutait que son bon plaisir, mais savait également faire preuve de générosité, d'un insatiable appétit de vivre, d'une incroyable insouciance dans une époque plutôt morose, voilà des éléments déterminants qui excitèrent ma curiosité et ma sympathie.
Perdue dans mes pensées, j'en avais presque oublié le compte à rebours de mon emploi du temps, lorsque Washington secoua comme à son habitude, c'est-à-dire au minimum cinq fois par jour, violemment la tête en tous sens de manière à se débarrasser du filet de bave qui pointait aux commissures de ses lèvres. Je récupérai une partie de ce cadeau très gluant sur la pointe de mon escarpin flambant le baranne havane, ce qui me ramena subitement dans l'état d'énervement et de mauvaise humeur dans lequel j'avais attaqué cette journée.
Décidément aujourd'hui, l'état du ciel, Brigitte et Washington m'étaient temporairement mais profondément à chier. Pour voir les critiques parues sur ce roman, cliquez sur "Critiques" dans la colonne de gauche