Il en avait de bonnes celui-là. " Manger sain " lorsque l'on peut à grand peine tenir entre ses doigts déformés par un début d'arthrose un économe et quand une vieille carcasse fourbue renâcle à se tenir en station verticale plus d'un quart d'heure, autant demander à un vieux cheval de trait de gagner le Prix de Diane. Alors, aller fureter sur les étals des marchés pour trouver des produits frais, c'était tout comme. Bien sûr, si les légumes et les salades se mettaient à pleuvoir du ciel, si Germaine n'avait pas déserté la péniche avant l'heure et sans son autorisation avec ce satané crabe qui l'avait rongée jusqu'à la trogne, alors oui, il mangerait sain !
S'il n'avait pas un foutu caractère qui le poussait contre toute logique à faire le contraire de ce que le corps médical conseillait, il serait depuis longtemps devenu le recordman du rapport équilibré entre LPD et LHD.
Mais voilà, vieux, veuf et partant à vau l'eau, telle était sa triste réalité. Il se plût à ajouter aux trois premiers " v ", l'adjectif variqueux en pensant au réseau de veines dilatées qui ornait ses jambes depuis plusieurs années.
Curieusement, au fur et à mesure que son corps donnait des signes de faiblesses, il sentait son cerveau fonctionner de mieux en mieux. Un principe de vases communicants difficile à expliquer. Mais le fait était là, sa mémoire fonctionnait à plein rendement, sa curiosité intellectuelle s'étendait à des domaines qu'il n'avait jusqu'alors jamais explorés.
Il passait l'essentiel de ses journées à lire des romans, des essais, des biographies et s'était abonné à des revues scientifiques. En ce moment, c'était surtout la lecture du National Geographic qui peuplait ses longues heures d'insomnie. Il y relevait méthodiquement sur un carnet de notes des noms de lieux, de villes, de montagnes, de fleuves où sa péniche n'irait jamais s'amarrer. Sa dernière trouvaille concernait le site d'Anurädhapura au Sri Lanka et lorsque la solitude lui pesait trop, il lui suffisait de murmurer ces quelques syllabes pour retrouver avec une forme d'hébétement et de naïveté juvénile, l'envie de vivre et le goût du plaisir.
Son amour des mots, s'était forgé peu à peu par la pratique du langage de la batellerie. Ayant appris au fil de ses rencontres avec de vieux mariniers des termes dont la joliesse, la rudesse ou le moelleux des consonnes et des voyelles, la déclinaison des synonymes régionaux semblaient infinis, il avait poussé lui-même ses recherches, enquêté pour trouver toujours le mot juste et approprié à un métier qui excluait l'à peu près.