
Le calendrier de l’Avent
Sa liste de courses ressemblait à sa vie : simple, réduite à l’essentiel, dépourvue de tout chichi. Il prenait soin de laisser la file des clients s’allonger devant chaque étal pour prendre son tour. Cela lui donnait le temps de détailler les marchandises, d’en apprécier les couleurs et les parfums, d’écouter les conversations de ses voisins et d’y participer avec humour et finesse lorsque l’occasion s’en présentait, car Abel avait de l’esprit. Attendre plus d’un quart d’heure dans le froid de novembre, une escalope de veau de cent vingt grammes « ni plus, ni moins » ne lui posait pas problème. La vie des autres endormait les picotements dans ses orteils, les sourires que ses remarques déclenchaient réchauffaient le bout de ses oreilles.
C’est donc le cabas aux deux tiers vide qu’il prit sa place devant le stand de Louise-Charlotte. Un jeune apprenti, au visage rond comme une pleine lune l’aidait à emballer les morceaux de fromage dans un papier ingraissable, préparait les commandes mais seule Louise-Charlotte maniait le couteau, la louche à crème et celle à cancoillotte. Abel s’émerveillait de la délicatesse de ses gestes, de la précision de son œil pour fournir la part en parfait accord avec la demande du client, se liquéfiait au son de sa voix douce et chantante. Lorsque vint son tour, il se livra au petit manège habituel qui consistait à hésiter entre plusieurs produits, s’enquérir de l’origine des nouveautés, de la provenance des fromages, tout en complimentant la crémière sur sa mine et sa dextérité. Louise-Charlotte le laissait faire avec une évidente satisfaction, répondait à des questions déjà cent fois posées avec la même grâce et la même patience. Abel ayant épuisé sa palette d’interrogations et sa mosaïque de jolis mots, le rituel du Saint Marcellin pouvait commencer.
Ce jour là pourtant, avant de prononcer la phrase qui concluait leurs échanges hebdomadaires, Abel, un peu gêné, l’invita à prendre un café. Loin de paraître choquée, Louise-Charlotte s’empressa de se défaire de son tablier, donna quelques consignes au jeune apprenti, rajusta d’un geste coquet son bonnet et un sourire toujours épanoui aux lèvres rejoignit un Abel enchanté. Sans même en parler, ils délaissèrent le neo pub londonien de la brasserie Saint Pierre pour diriger leurs pas vers Le petit café, un endroit qui avait gardé son comptoir à l’ancienne, ses tables en bois, son grand miroir et qui proposait un choix varié de cafés délicieux. Abel s’effaça en tenant la porte pour laisser passer Louise-Charlotte la première, puis il choisit une petite table à l’écart de l’entrée, proche d’un vieux poêle à bois que l’on avait gardé pour la décoration. Les premières lapées d’un Moka d’Ethiopie au parfum d’arum scellèrent entre eux une tendre complicité. Réchauffé et rasséréné, Abel ouvrit son cabas et en sortit le calendrier de l’Avent, qu’il déposa sur la table avec précaution.
Enfin, une fois rentré, il rangea machinalement ses courses dans la cuisine puis gagna le salon où il se laissa lourdement tomber dans son fauteuil préféré. Il s’y assoupit d’un sommeil lourd sans que la faim ne vienne le réveiller. Vers cinq heures du soir, il ouvrit les yeux, mit de longues minutes à trouver ses repères. Le jour faiblissant, il se leva pour allumer le lampadaire et buta contre le cabas qu’il avait déposé au pied du fauteuil. La lumière filtrant de l’abat-jour fit briller la couverture du calendrier de l’Avent qui débordait d’un bon centimètre des rebords usés par le temps de son sac à provisions. Sept longues heures le séparaient encore du premier jour de l’Avent.
à suivre....
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