Amélie Nothomb, est née en tant que « phénomène littéraire » à l’âge de vingt-cinq ans, au mois de Septembre 1992, en même temps qu’Hygiène de l’assassin, son premier roman publié. La rencontre avec le succès est foudroyante : Hygiène sera le lieu de naissance d’un noyau dur d’admirateurs. Une vraie relation d’affection s’instaure entre les lecteurs et l’écrivain.
Particulière fut déjà sa première naissance, plus triviale et biologique, en 1967 à Kobé au pays du Soleil Levant. Là où la majorité des nouveau-nés se montrent goulus du sein de leur mère, elle le refuse, s’enferme dans le huis clos d’une forme d’autisme pendant deux ans et demi et le quitte en faisant la découverte du plaisir par le truchement délectable d’une barre de chocolat blanc (Métaphysique des tubes). Cet anticonformisme de nourrisson s’alimentera d’un sentiment inexpugnable de toute puissance qui sera doublement conforté : d’abord Amélie est littéralement adulée par sa gouvernante japonaise, Nishio-san, d’autre part au Japon le petit enfant est considéré comme un enfant-Dieu jusqu’à l’âge de trois ans. L’autisme disparu, elle rattrape les années de retard, stupéfie son entourage par ses talents et se métamorphose en une enfant surdouée.
Persuadée d’avoir à l’âge de trois ans quitté définitivement son statut divin, Amélie Nothomb devenue écrivain peut clore Métaphysique des tubes sur cette phrase : « Ensuite, il ne s’est rien passé ». Au seuil de la puberté, elle devient anorexique, met gravement en danger sa santé et se réfugie dans la lecture des grands romans classiques, du théâtre de Racine, des philosophes. Revenue adolescente en Belgique et ciselée par des études de philologie, à l’instar de Nietzsche qu’elle dévore, elle découvre le pouvoir des mots, la force étayante de l’écriture. Ne sachant rien faire à moitié, Amélie Nothomb se donne toute entière à sa passion, libère ses sens affûtés par des années d’autarcie, jouit avec gourmandise des mots qui peuvent donner vie et qui peuvent tuer, se laisse aspirer avec horreur et délectation dans les méandres de son inconscient. Les « psys » ne la verront donc pas hanter leurs cabinets. Elle fourrage seule, avec un mélange de crainte et de superbe indifférence, un culot qui déclenche l’engouement ou le rejet.
Pour en découdre avec «l’ennemi intérieur» qui la tyrannise, elle développe dans son œuvre ce que Béatrice Commengé nomme « Danser sur le chaos ». L’écriture d’Amélie Nothomb permet d’illustrer cette métaphore :
Dans cet extrait d’une lettre de juillet 2006, l’instabilité du graphisme, les inégalités qui touchent tous les genres, l’hypostructure, la ligne de base fluctuante, la mise en tension et le mouvement très composites illustrent un passage de l’ouvrage de Lauréline Amanieux où celle-ci écrit: « Chez la romancière domine un goût du jeu qui lui permet de s’extraire d’un « je » fixe, clairement identifiable. Sur un « Je » en devenir, nul ne peut avoir de prise».
Si le dialogue angle courbe particulièrement indécis et soumis à de brusques variations, les longs jambages courbes ouverts à gauche et cunéiformes, montrent le flou des identifications, la violence possible des réactions, le fond de frustration et le sentiment de faiblesse, ils n’inhibent pas pour autant le comportement, ne coupent pas la relation au monde mais décuplent les capacités de réflexion et stimulent la créativité dans ce contexte vivant, original, dextrogyre, au trait différencié, fin et net.
L’ambivalence qui règne dans l’écriture, illustre la force d’une bataille intime où l’insécurité de fond, l’inconfort personnel agitent un tempérament en état d’alerte permanent. Elle renseigne sur les thèmes qui viennent de manière récurrente tisser la trame de ses romans : culpabilité-innocence, lâcheté-héroïsme, amour-haine, soumission-domination …
Ce graphisme à la fois fragilisé et intense, où le lâché coexiste avec des raidissements, où certaines finales accrochent et griffent la ligne de base en écho à d’autres plus hésitantes, voire descendantes, où les petits cabossages émaillent le graphisme, se fait l’écho du combat qu’elle mène contre « son ennemi intérieur », la violence de la révolte tout autant que la fascination pour l’abandon. L’écriture joue également avec les lois de la pesanteur en attaquant les « p » et les « q » par le bas dans un geste habile et efficace qui enchaîne les combinaisons à un rythme soutenu, inverse l’ordre des choses en attaquant les « d » par le haut. Nul doute qu’avec tant de capacités à changer son point de vue, à jouer des paradoxes, elle ne puisse envisager le monde sous des aspects différents, redécouvrir, comme dans un miroir, l’image de son double et d’entamer avec lui le dialogue.
La liaison soutenue et la prééminence de l’axe horizontal, le trait net et différencié sont autant de signes graphologiques illustrant un besoin farouche de rester en lien avec elle-même, d’éviter la rupture, de contenir, d’empêcher le débordement, le morcellement, l'explosion, la pulvérisation pour mieux garder, protéger, assurer l'unité, la cohésion et la continuité.
Si tout désir naît d’un manque, il porte cette ambiguïté de receler autant d’aspiration à la plénitude. Le monde du désir apparaît donc dans l’écriture d’Amélie Nothomb comme le monde des aspirations d’un être humain qui n’est plus tout à fait en quête de sa divinité mais sans doute en quête d’une pleine réconciliation avec Soi. La double signature au bas de sa lettre semble reproduire tacitement et cette dualité et cette complémentarité.