Raser les murs
Les nerfs tendus, elle descendit de la voiture en ajustant la mini robe de coton dont les bretelles trop lâches découvraient
des épaules hâlées par le soleil de juillet ainsi que le galbe d'une poitrine épanouie par une récente maternité. Elle claqua la portière avec violence comme si ce geste à lui seul pouvait
communiquer à l'homme qui l'accompagnait toute la colère et le ressentiment qu'elle lui vouait à cet instant.
Lui, ne sourcilla pas. Il verrouilla les portes de la berline, contourna la calandre et vint la rejoindre sur le trottoir de sa démarche nonchalante. Il souriait et elle n'arrivait pas à savoir
si ce sourire portait la marque d'une quelconque condescendance ou d'un encouragement amical. Il souriait si souvent et dans de telles circonstances différentes. « Tu es très
belle » lui glissa-t-il dans l'oreille en lui passant le bras autour de la taille. Elle, elle aurait voulu être particulièrement laide, voire hideuse ce jour là. Mais elle s'était
maquillée avec soin, sans excès, s'était épilée à la cire d'abeille, avait enduit son corps d'une crème adoucissante légèrement parfumée qui irisait son corps souple et musclé de minuscules
paillettes dorées. Pourquoi avait-elle accepté ?
Elle jeta un coup d'œil dans la rue et nota avec soulagement qu'en cet après-midi d'été les passants étaient rares et que la ville paraissait engourdie dans une chaleur visqueuse. Pourtant,
elle se sentait épiée, convoitée, dévorée par des centaines d'yeux concupiscents qui derrière des persiennes à demi-closes observaient chacun de ses mouvements, détaillaient chaque repli secret
de son corps.
Raser les murs... Nue, elle était nue, pensait-elle et ce n'était pas le léger frottement de la cotonnade sur son corps qui lui prouvait le contraire. Un sentiment de honte et de rage mêlées
lui souleva le cœur. Il était trop tard, elle n'avait plus le choix. Trop tard vraiment ? Le petit sac de paille qui pendait en bandoulière contenait suffisamment d'argent pour héler un
taxi et prendre la fuite, retourner d'où elle venait.
Trop tard ? Par rapport au « oui » qu'elle avait fini par répondre du bout des lèvres après avoir subi un harcèlement affectif pendant de longs mois. Il n'est jamais trop tard
pensa-t-elle en retardant son pas, en s'arrêtant pour renouer le lacet de cuir rouge qui glissait le long de sa cheville.
Trop tard ? Parce qu'au fond d'elle-même, elle se sentait coupable d'avoir prêté une oreille d'abord distraite aux fantasmes de son compagnon. C'était donc cela... Au final, c'est parce
qu'elle se sentait coupable qu'elle avait plus ou moins mollement dit « non, pas question », puis de guerre lasse fini par accepter. Une porte cochère, là-bas à quelques dizaine
de mètres masquait à peine la silhouette d'un homme qui lorsque son regard se posa sur lui, recula d'un pas dans l'embrasure.
On la regardait... raser les murs... Peut-être même le voyeur, cachait-il un appareil photo et allait-il capter sa détresse en un cliché obscène qui animerait ses soirées solitaires. Des larmes
lui montèrent aux yeux. Son compagnon, sentant sa faiblesse, resserra son étreinte autour de sa taille et se voulut rassurant. « Tu n'as rien à craindre, personne ne te forcera »
murmura-t-il. Elle rejeta la tête en arrière d'un mouvement crâne. « Encore heureux ! » gronda-t-elle. « On est presque arrivés, veux-tu que nous arrêtions là ?
On retourne à la maison si tu ne le sens pas ». Il avait attendu le dernier moment pour lui proposer ce qu'elle souhaitait de plus cher.
Elle le toisa du regard et crut sentir en lui une hésitation véritable. Elle lui saisit la main : elle était moite de sueur. Elle pressa la paume un peu plus fort. Un étrange sentiment de
force et de domination venait de chasser les larmes. Elle repéra la porte surmontée d'une anodine enseigne et lorsqu'ils se trouvèrent à sa hauteur, elle fixa l'œil de la caméra qui couvrait
l'entrée avec un air de défi et ce fut elle qui appuya sur la sonnette.